La mort du père

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

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La mort du père : hallucination

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Une séparation sans adieu : rien qu’une fiction. Et la fiction remonte à la suivante et dernière apparition du père dans Mon dernier soupir :

« Mon père mourut en 1923. (55)

« Je reçus un télégramme de Saragosse disant : Père très malade, viens vite. Je pus le voir encore vivant, très affaibli (il allait mourir d’une pneumonie), et je lui dis que je venais dans la région de Saragosse pour faire des recherches entomologiques sur le terrain. Il me demanda de bien me conduire avec ma mère et mourut quatre heures plus tard.

« Le soir toute la famille se trouvait réunie. Nous manquions de place. Le jardinier et le cocher de Calanda dormaient dans le salon sur des matelas. Une des domestiques m’aida à habiller mon père mort, à lui nouer sa cravate. Pour lui enfiler ses bottes, il fallut les couper sur le côté.

« Tout le monde se coucha et je restai seul pour le veiller. Un cousin, Jose Amorós, devait arriver de Barcelone par le train à une heure du matin. J’avais bu pas mal de cognac et, assis près du lit de mon père, je croyais le voir respirer. J’allai fumer une cigarette sur le balcon, en attendant l’arrivée de la voiture amenant le cousin de la gare – c’était le mois de mai, on respirait l’odeur des acacias en fleur – quand soudain j’entendis distinctement un bruit dans la salle-à-manger, comme une chaise jetée contre un mur. Je me retournai et je vis apparaître mon père, debout, l’air assez agressif, les mains tendues vers moi. Cette hallucination – la seule que je connus de toute ma vie – dura une dizaine de secondes et s’évanouit. J’allai dans la pièce où dormaient les domestiques, et je me couchai auprès d’eux. Je n’avais pas vraiment peur, je savais qu’il s’agissait d’une hallucination, mais je ne voulais pas rester seul. (56)

Cette hallucination persécutrice d’un père jamais définitivement mort s’évanouit-elle aussitôt ? Tout semble indiquer que non. Que, tout au moins, son effet durait encore le lendemain.

« L’enterrement eut lieu le lendemain. Le jour suivant je me couchai dans le lit de mort de mon père. Par précaution je glissai sous l’oreiller son revolver – très beau, portant ses initiales en or et en nacre – pour tirer sur le spectre, si par hasard il se présentait. Mais il ne revint jamais. » (57)

Mais ce n’est pas tout. Ce délire allait poursuivre à plusieurs reprises le cinéaste dans ses cauchemars avec l’intensité propre au choc traumatique :

« Quelquefois, adulte, je reviens dans la maison familiale de Calanda, où je sais que se cache un spectre. Souvenir de l’apparition de mon père, après sa mort. Je rentre bravement dans une pièce sans lumière et j’appelle le spectre, quel qu’il soit, je le provoque, parfois même je l’insulte. Alors un bruit retentit derrière moi, une porte claque et je me réveille épouvanté, je n’ai vu personne. » (58)

Il semble donc que la question du père recouvre chez Buñuel une extrême importance, au point de provoquer l’unique hallucination vécue – ou tout au moins confessée par le cinéaste au cours de sa vie. Et, par ailleurs, à l’évidence, sa présence est indiscutable dans son travail cinématographique. Le cinéaste lui-même nous éclaire à ce propos quand il se remémore le film Robinson Crusoe :

« Peu enthousiaste au début, je commençai à m’intéresser à l’histoire au cours du tournage, j’introduisis quelques éléments de vie sexuelle (rêve et réalité) et la scène du délire dans laquelle Robinson revoit son père. » (59)


J’allai fumer une cigarette sur le balcon

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Nous pouvons facilement mettre des images sur cette citation autobiographique – des images qui permettent de constater à quel point cette relation non résolue avec le père plane comme une donnée essentielle dans l’expérience esthétique du cinéaste – :

« Je sortis sur le balcon pour fumer une cigarette, en attendant l’arrivée de la voiture qui était allée à la gare chercher mon cousin – c’était le mois de mai, on respirait l’odeur des acacias en fleur. »

C’est sans doute Buñuel lui-même qui sort pour fumer une cigarette au début de Un chien andalou. Et tout semble indiquer qu’il le fait par une nuit printanière qui pourrait facilement être imprégnée de l’arôme des acacias en fleur.


Le Pape : ¿ papa ?

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Et si le balcon de Un chien andalou accuse la présence de Luis Buñuel lors d’une nuit qui pourrait être celle de la mort de son père, le balcon de L’Âge d’or pourrait accuser, à son tour, l’absence du père :

J’ai parlé plus haut, à propos des mots qui accompagnaient ces images, de sarcasme. Mais nous pouvons désormais deviner que derrière cela se cache une émotion plus dense – moins touristique et moins détachée – Il s’agit, en tout cas, du balcon du Pape et peut-être, par conséquent, du balcon de papa.

Le fait est que lui, le Pape ou papa, n’y est plus. Sa demeure est vide, sans lui.

Et, sur sa fenêtre, cette note :

« J’ai parlé avec le gérant qui nous a promis qu’il nous laisserait la location dans de très bonnes conditions. Si tu veux, nous irons directement chez lui depuis la gare, de sorte que tu puisses laisser le chauffeur avec Pierrot et Ninette. Je suis très curieux de savoir à quoi tu te réfères dans ta lettre. Rien de plus. À très bientôt. Je t’embrasse, ton cousin. »

De nouveau, l’élément qui semble s’épuiser dans son geste burlesque à l’adresse de l’institution catholique trouve une intense résonance dans la biographie du cinéaste. En effet, ce délire qui s’était produit la nuit de la mort du père était associé à la présence d’une gare, d’un cousin qui arrivait et d’un chauffeur qui devait le prendre :

« En attendant l’arrivée de la voiture amenant le cousin de la gare… »

Le fait que dans un récit autobiographique si éloigné dans le temps survive le souvenir, à propos de la terrible hallucination qui avait fait trembler le cinéaste, de cette arrivée du cousin tellement insignifiante en apparence, et pourtant, de façon surprenante, si prolixe en détails – la voiture envoyée à la gare pour le ramener -, non seulement donne toute sa dimension à l’émotion profonde qui se cache sous le masque du mépris touristique avec lequel le cinéaste traite ce balcon du père, mais signale la charge émotionnelle présente et non résolue. En effet, c’est certainement le nom de ce cousin qui explique la permanence du souvenir : Amorós. Et, avec lui, la trace d’un amour enfoui sous le sentiment de raillerie et de mépris.


La mort du père : le joli revolver

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Mais les traces de la mort du père présentes dans L’Âge d’or ne s’arrêtent pas là.

« L’enterrement eut lieu le lendemain. Le jour suivant, je me couchai dans le lit de mort de mon père, par précaution je glissai sous l’oreiller son revolver – très beau, portant ses initiales en or et en nacre – pour tirer sur le spectre, si par hasard il se représentait. Mais il ne revint jamais. » (60)

Aucune explication au sujet d’un fait extrêmement surprenant : je me couchai dans le lit de mort de mon père. Et cela le jour suivant sa mort – quand, pour ainsi dire, ce lit était encore chaud, ou, pourquoi pas ?, d’un froid glacial -, comme s’il inversait la fuite de la nuit précédente vers la chambre des domestiques.

Disposé donc à faire feu sur le père – de la même façon que dans L’Âge d’or un père fait feu sur son fils.

Quel motif l’emporte dans ce geste fou ? Occuper la place du père ? Défier son fantôme ? Le supplanter ? S’identifier totalement avec lui – en qualité de cadavre, et à sa place ?

Mais la folie du geste trouve sa meilleure expression dans la présence de ce révolver sous l’oreiller : pour faire feu sur le spectre s’il se présentait ? dans quelle intention ? Avec celle de tuer un mort ? On sait bien que les balles n’égratignent pas les spectres. La fonction du pistolet – si joli, avec ses initiales en or et nacre – doit donc être différente – : c’est, sans aucun doute, le pistolet du père.

Eh bien, on peut trouver aussi ce joli pistolet dans L’Âge d’or :

Il s’agit, nous aurons l’occasion de nous occuper de cela plus tard, du pistolet avec lequel le Ministre de l’Intérieur se suicidera après une violente discussion au téléphonique dans laquelle il reprochera au protagoniste de commettre des actes hors la loi.

De fait, d’une certaine façon, comme j’ai eu l’occasion de le signaler, dans L’Âge d’or Buñuel ne cesse de s’emporter contre le père, de déconstruire, d’anéantir sa position, sa place.

Mais, en tout cas, cela montre que l’hallucination que le cinéaste décrit dans ses mémoires dura beaucoup plus de dix secondes.


La mort du père. Occupant le lieu du père

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Insulter le père tout en l’aimant et, en même temps, littéralement, le supplanter.

Il est évident que le processus de cette substitution ne s’arrête pas au fait de dormir dans son lit et de s’approprier son revolver. Pour nous le raconter, Buñuel use d’une circonlocution en introduisant la figure d’un ami : ce doit être vrai puisque c’est lui, Mantecon, qui le dit – Buñuel ne s’en souvient-il pas ? :

« Cette mort fut pour moi une date décisive. Mon vieil ami Mantecon se rappelle encore que, quelques jours plus tard, j’ai chaussé les bottes de mon père, ouvert son bureau et fumé ses cigares Havane. Je prenais la tête de la famille. Ma mère avait à peine quarante ans. Peu de temps après j’achetai une voiture, une Renault. » (61)

Aucune manifestation de deuil ; au lieu de ça, ce qui paraît être une substitution heureuse. Oscillation extrême, donc, sans aucune médiation, entre l’hallucination terrifiante et la substitution heureuse. De sorte que l’absence de deuil suppose en même temps le rejet de la faute – cette faute qui semble inséparable de la relation avec le père symbolique.

Et, dans cette mesure, sans solution de continuité, avec un total détachement, la référence à la grande jeunesse de la mère. (62)


Bottes trouées, pieds nus

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On reviendra sur ce point. Mais auparavant, reparlons de ces bottes qui apparaissent pour la deuxième fois :

« Une des domestiques m’aida à habiller mon père mort, à lui nouer sa cravate. Pour lui enfiler ses bottes, il fallut les couper sur le côté. »

On suppose que ces bottes sont différentes de celles dont se souvient l’ami Mantecon. Mais, en tout cas, ce sont bien les bottes du père. Et de plus, ce sont des bottes trouées – en effet, il fallut les découper pour les lui mettre au pied.

Poursuivons : ces bottes qu’il fallut découper, il fallut les enfiler à des pieds nus.

Voilà qui nous conduit à une autre image de L’Âge d’or :



La mort du père : paris

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Il est certain que Buñuel n’en reste pas là, il part à Paris :

« Sans la mort de mon père, je serais peut-être resté beaucoup plus longtemps à Madrid. J’avais passé mon diplôme de philosophie et renoncé à poursuivre mes études jusqu’au doctorat. Je voulais partir à tout prix, je n’attendais qu’une occasion.

« Elle me fut fournie en 1925. (63)

Mais il est tout aussi certain que sa façon d’atterrir à Paris est tout à fait étonnante ; cette ville d’où, à l’époque, les cigognes ramenaient les nouveaux nés, comme le dit Buñuel lui-même dans son autobiographie :

« En 1925 … ma mère paya le voyage et promit de m’envoyer de l’argent tous les mois. A mon arrivée à Paris, ne sachant où loger, j’allai tout naturellement à l’hôtel Ronceray, passage Jouffroy, où mes parents avaient passé leur voyage de noces, en 1899, et m’avaient conçu. » (64)

N’est-ce pas çà L’Âge d’or ? : une fois le père mort, ses bottes aux pieds et ses havanes aux lèvres, avec l’argent envoyé par la mère, il va à l’hôtel où ses parents passèrent leur lune de miel et où ils le concurrent.

Que va-t-il faire à Paris ? Se donner naissance à lui-même dans un fantasme d’amour incestueux avec sa mère ? En somme, porter à son comble la répudiation totale du père ?


La question du père n’est pas résolue : rêves

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En tout cas, cela ne met pas fin à la référence au père dans l’autobiographie buñuelienne : elle se poursuit, de manière plus ou moins évidente, dans ces rêves qui, comme il le dit lui-même, l’accompagnèrent tout au long de sa vie.

« J’ai réussi à cataloguer, en ce qui me concerne, une quinzaine de rêves récurrents qui m’ont suivi toute ma vie, fidèles compagnons de route. Certains sont d’une grande banalité : je tombe délicieusement dans un précipice, ou je suis poursuivi par un tigre ou par un taureau. Je me retrouve dans une pièce, je ferme la porte derrière moi, le taureau enfonce la porte et ainsi de suite. » (65)

« Ou bien, à tout âge de ma vie, je me vois soudain dans l’obligation de repasser mes examens. Je croyais les avoir passés avec succès, il n’en était rien. Je dois me présenter de nouveau et bien entendu j’ai tout oublié de ce que je devais savoir. » (66)

« Autre angoisse : le retour à la caserne. A cinquante ou soixante ans, revêtu de mon vieil uniforme, je reviens dans la caserne où j’ai fait mon service militaire, à Madrid. Je suis très inquiet, je rase les murs, j’ai peur de me faire reconnaître. Je sens en moi une certaine honte d’être encore un soldat à mon âge, mais c’est ainsi, je ne peux pas faire autrement, il faut absolument que je parle au colonel, que je lui explique mon cas : comment se fait-il, après tout ce que j’ai connu de la vie, que je sois encore à la caserne ? » (67)

Le taureau qui ne cesse de le poursuivre : l’examen toujours à repasser – jamais obtenu -, le service militaire jamais terminé, mais surtout : la conversation qui n’a jamais eu lieu avec le colonel, c’est-à-dire, après tout, avec le père.

Un autre rêve situe avec une plus grande précision cette question jamais résolue :

« Il m’arrive aussi ce qui arrive à tout le monde : je rêve de mon père. Il est assis à la table familiale, son visage est grave. Il mange lentement, très peu, et il parle à peine. Je sais qu’il est mort et je murmure à ma mère, ou à une de mes sœurs assise auprès de moi : ” Il ne faut surtout pas le lui dire “. »

« Le manque d’argent me harcèle pendant mon sommeil. Je n’ai plus rien, mon compte en banque est vide, comment vais-je faire pour payer l’hôtel ? Voilà l’un des cauchemars qui m’a poursuivi avec le plus d’obstination. Et continue à me poursuivre. »

(68)

Remarquons qu’il s’agit d’un cauchemar. Avec en son centre la parole absente du père. Puisque ce père toujours et jamais mort tout à fait dit : que personne ne le lui dise.

Mais enfin, que personne ne lui dise quoi ?

Que ses bottes sont trouées ? Qu’il ne peut pas payer l’hôtel ? Peut-être cet hôtel de Paris dans lequel il hallucine la récusation totale du père, sa supplantation absolue, le phantasme de l’auto-engendrèrent ? Sans doute : il ne peut payer l’hôtel, puisqu’il le paye avec l’argent de la mère. Son compte est vide, il n’a rien.

Peu importe le secret que personne ne doit lui dire, c’est ce dernier que le père dit à la mère ou à l’une de ses sœurs. Or, de quelle sœur pourrait-il bien s’agir si ce n’est de la préférée de Buñuel, Conchita ? Et nul doute que Conchita c’est aussi, par ailleurs, le nom de la protagoniste de Cet obscur objet – et, il faut ajouter, toujours inaccessible – objet du désir. (69)

C’est, sans aucun doute, ce qui est en jeu : l’obscur objet de désir incestueux.


Notas

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(55) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 87.

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(56) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 88.

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(57) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 88.

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(58) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 106-107

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(59) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 223.

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(60) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 88.

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(61) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 88.

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(62) Mariée à 17 ans à un homme de 26 ans plus âgé qu’elle, María Portolés donna naissance à Buñuel, son fils aîné, en 1900, l’année suivant son mariage. En 1923, année de la mort du père du cinéaste, elle avait donc seulement 40 ans.

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(63) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 88.

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(64) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 89.

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(65) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 106.

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(66) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 106.

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(67) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 106.

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(68) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 107.

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(68) Note de la traductrice : En Espagnol, jeu de mot sur Conchita : la concha désigne le sexe de la femme et Conchita est un prénom de femme.

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Les multiples visages du père

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

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Le père

Plus tard le film nous dira pour quel motif ce doigt est enflammé. Mais ce qui est tout aussi remarquable c’est que, sans solution de continuité, la femme qui parle de son doigt endolori demande où est son père – celui qui est destiné, en somme, à autoriser l’engagement amoureux – ; ce dernier, bien qu’il soit revenu, est absent ; car il se trouve dans le local à pharmacie.

Mère : ¿ Tu as la main bandée ?

Fille : Oui, çà fait plus d’une semaine que j’ai mal à ce doigt

Fille : Dis-moi, maman, est-ce que papa est revenu ?


Mère : Oui, il est dans le local à pharmacie.


Mère : Après il ira s’habiller pour la réunion.

Un père, donc, plongé dans ses drogues. Mais aussi : un père réduit à un masque élégant qui, vu les mouches qu’il attire, ne peut cacher que de la putréfaction – qu’on se souvienne que l’adjectif putréfié, pour les garçons de la Résidence des Etudiants, résumait tout ce qui concernait le passé honni, tant sur un plan idéologique que quotidien, social et familial.

Et, après tout, le fête dont parlent les deux femmes dans ce même dialogue, la grande fête qu’elles préparent dans leur demeure et qui remplira la plus grande partie du film restant, ne pourrait-elle pas occuper, étant donné qu’elle est située après ce dialogue, le lieu de célébration de cette demande en mariage ? Or, c’est tout le contraire qui se produit : le protagoniste se rend bien à cette fête, et il y rencontre les parents de celle qu’il aime. Sauf que, au lieu de la demander en mariage à ces derniers, il les gifle sans raison : la mère physiquement et le père symboliquement, puisqu’il frappe son épouse en sa présence.


L’insignifiance de ce père a pour corollaire le déchaînement d’enthousiasme chez sa fille qui contemple l’agression :


Finalement, ce même enthousiasme ne pourrait-il pas également être celui de la jeune fille amoureuse qui observe comment son père accorde sa main à son prétendant ?


Les pères de l’église et le dignitaire majorquin

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Mais ce père putréfié n’est pas seul. Bien au contraire : dans L’Âge d’or, il existe véritablement une multitude de personnages qui incarnent comme lui la fonction du Destinateur du récit – c’est-à-dire, de la figure symbolique, et par conséquent de nature paternelle, qui incarne et énonce la loi. On a déjà eu l’occasion de rencontrer les Pères de l’Eglise

ainsi que le dignitaire majorquin qui avait lu le discours de fondation – et qui avait été reconnu comme le chef de ceux qui avaient réprimé l’étreinte dans la boue -, quelqu’un en somme, qui, à la fois, interdit, énonce la loi et fonde l’ordre social.



Le ministre de l’intérieur : la tâche

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Plus tard, ce sera le Ministre de l’Intérieur en personne – et il convient, bien sûr, de prendre cette expression au pied de la lettre : en est-il une plus appropriée pour décrire le sur-moi ? ; le père, en tant qu’incarnation de la loi, intériorisée, gouvernant le sujet de l’intérieur – qui sera là pour charger le protagoniste du film d’accomplir la tâche qui, sur le mode du récit classique, devrait l’élever à la stature de héros.

L’Assemblée Internationale de Bienfaisance vous nomme délégué en chef et ce document témoigne de la confiance que moi, comme représentant de la patrie, je vous concède. Nous espérons tous que vous vous montrerez digne de cette confiance afin que vous sachiez accomplir de façon satisfaisante la haute mission que nous vous avons confiée. De votre esprit de sacrifice, de votre courage à toute épreuve dépend la vie de centaines d’enfants et de femmes…

De sorte que la Tâche semble précise, minutieusement énoncée et visuellement octroyée, au point de constituer pour le sujet qui la reçoit l’équivalent de la plus noble des cartes d’identité ; de fait les policiers le relâcheront immédiatement quand ils la liront – car cette séquence est introduite sous forme d’un flash-back qui commence au moment où les policiers qui le conduisent en prison lisent le document que le ministre de l’intérieur lui avait remis.


Mais il faut ajouter : énoncée de façon prolixe et minutieuse jusqu’à l’hypertrophie et, donc, jusqu’à la parodie – de même qu’auparavant le discours du dignitaire majorquin avait été l’objet d’une parodie – : le protagoniste lui-même, une fois le flash-back terminé, encadré par les policiers, chantonne la fin du discours du ministre.


…et de vieillards, et de la sorte notre honneur et celui de la patrie, engagée dans une entreprise si haute et généreuse, seront réaffirmés…

Or, cette Tâche qui, dans le récit classique, constitue l’identité symbolique du sujet, dans la mesure même où elle est identifiée à une mascarade hypocrite et creuse, ne sera pas réalisée, bien au contraire, elle sera rejetée, et même, plus tard – quand l’appel du Ministre de l’Intérieur interrompra la rencontre amoureuse – objet d’un violent mépris de la part du sujet.


Le garde parricide

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Et puis un autre père, mais cette fois incarnant la négation criminelle de sa fonction la plus élémentaire : le garde qui tire sur son fils parce qu’il a abimé la cigarette qu’il était en train de rouler.















Le chef d’orchestre

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Plus tard : le vieux chef d’orchestre auquel tous les invités de la fête manifestent le plus grand respect. Quelqu’un qui, à son tour, à un moment donné, incapable de réaliser la tâche qui le constitue en tant que tel, interrompra brusquement le concert, assailli par un violent mal de tête, et se dirigera, comme un somnambule, vers le coin du jardin où se trouvent les amants ; finalement il y recevra, l’étreinte lascive d’une femme qui, vu son âge, pourrait bien être sa fille.
























Jésus-Christ

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Ainsi, c’est de façon parfaitement systématique que le film s’attache à pervertir la fonction symbolique du destinateur donnant à voir clairement la solide structure perverse de son discours.

On ne s’étonnera donc pas que la séquence de clôture choisisse comme protagoniste Jésus-Christ en personne – dont Buñuel lui-même avait dit qu’il était interprété par un acteur spécialisé à cette époque dans ce rôle (50) -, identifié à un libertin sadien qui introduit de nouveau dans son château l’une des filles qui avait tenté de fuir l’orgie à laquelle elle avait été soumise ; il fait avec elle quelque chose dont nous ne savons rien en dehors du cri déchirant que l’on entend derrière la porte fermée quelques instants avant que le personnage sorte de nouveau, désormais rajeuni et sans barbe.











(Cri)


Présence hypertrophiée donc de la figure paternelle et, en même temps, désignation hypertrophiée de l’échec de sa fonction.

Il ne peut en être autrement : puisque que tout ordre est rejeté, l’ordre du récit le sera en premier. Et le récit, dans sa manifestation emblématique, proprement symbolique, définit le summum de la fonction du Destinateur.

Ainsi donc, la rébellion du cinéaste se manifeste d’abord – et de manière exceptionnelle – dans la moquerie et par conséquent le mépris à l’adresse du père. (51)

Pour comprendre jusqu’à quel point c’est cela qui est en jeu – et jusqu’à quel point cela prend une importance que le ton railleur du texte semblait vouloir dissimuler – la voie la plus rapide et la plus efficace nous est offerte par un autre texte buñuelien : il ne s’agit cette fois-ci d’un film mais d’une autobiographie qui, rédigée pat Jean-Claude Carrière, fut publiée sous le titre de Mon dernier soupir. (52)


Honteux de son père

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« Je n’étais venu à Madrid qu’une seule fois, avec mon père, pour un bref séjour. En y revenant en 1917, avec mes parents, pour y chercher un endroit où continuer mes études, je me sentais d’abord intimidé, paralysé par mon provincialisme. J’observais discrètement, pour les imiter, comment les gens s’habillaient et se comportaient. Je me rappelle encore mon père, coiffé d’un canotier, me donnant des explications à haute voix, en s’aidant de sa canne, rue d’Alcala. Les mains dans les poches, tournant un peu le dos, je faisais comme si je n’allais pas avec lui. » (53)

On ne manquera pas de souligner la date à laquelle cela se produit : 1917, l’année où éclate la révolution soviétique. Là, dans la rue Alcalá, en 1917, ce petit monsieur de province, nouveau venu dans la capitale et honteux de son père, de son chapeau de paille et de sa façon peu élégante de montrer à l’aide de son bâton. La biographie et l’histoire se croisent et se superposent : la révolution qui fascinera immédiatement le jeune homme sera aussi, pour cette raison, le moyen d’expression du mépris envers le père qu’il trouve pathétique.

On relèvera l’expression à la fin de la citation dans laquelle on comprend la honte que ressent le jeune homme devant la possibilité d’être reconnu par les gens comme le fils de ce père pathétiquement provincial : Moi, les mains dans les poches, je regardais ailleurs, comme si je n’allais pas avec lui. (54)

Evidemment, ce comme si je n’allais pas avec lui doit être lu dans le sens de comme si je n’étais pas avec lui, puisque tel est le désir du garçon : que les gens qui passent dans la rue ne l’associent pas à cet homme grossier qui lève sa canne pour montrer les choses en attirant sur elles l’attention de son fils. Bon : si, de fait, cette expression est bien employée dans ce sens, on remarquera cependant que ce n’est pas l’expression qui a été choisie. C’est pourquoi, au lieu du verbe aller c’est le verbe être qui est employé. Lui, le jeune Buñuel, même s’il était et allait avec son père, se sentait, comme un adolescent, honteux à cause de cela et ne voulait pas qu’on le perçoive sous ce jour. Par ailleurs, très peu de temps après, il en sera réellement ainsi : le père retournera en Aragon, il s’en ira, et le fils se verra donc libéré de cette présence : il ne se trouvera plus, il n’ira plus avec lui.

Sans aucun doute, la scène qui nous occupe est celle de la séparation d’avec le père, en effet on ne parlera plus de lui dans Mon dernier soupir jusqu’au récit de sa mort. Une séparation sans adieux, qui opère donc dans le texte comme une séparation définitive. Bien sûr, père et fils se reverront pendant les vacances, mais on ne nous en dit rien dans l’autobiographie : c’est bien là le moment de la séparation, vécue comme une libération, mais en même temps assombrie par la faute – voilà comment j’ai traité mon pauvre père, semble suggérer le Buñuel octogénaire qui parle depuis le présent de l’énonciation de son autobiographie.

Como si no fuera con él, le verbe aller, sans doute, mais aussi le verbe être. En effet, il se trouve qu’au passé du subjonctif le verbe aller ( ir ) et le verbe être ( ser ) sont les mêmes ( fuera ). Et, après tout, pour de bonnes raisons : c’est le voyage – comme l’a expliqué Machado – qui fait le voyageur : qui modèle son être. C’est donc la relation fondatrice de l’être du fils en relation avec le père qui émerge dans cette scène de l’autobiographie buñuelienne, anecdotique seulement apparence – après tout il ne peut y avoir de place pour l’anecdotique, si l’on entend par là ce qui manque d’importance, dans un texte qui non seulement porte le nom de Mon dernier soupir mais l’est réellement : le dernier texte, le texte posthume du cinéaste.

Mais la différence entre les deux expressions comme si je n’étais pas avec lui et comme si je n’allais pas avec lui ne se limite pas à la substitution de se trouver
(estar) par aller-être ( ir-ser ), mais concerne, aussi, ce que l’on perçoit, dans l’expression choisie, comme un étrange coup de force, ce qui, dans l’expression choisie, dénote la présence étrange d’une autre expression qui aurait été détournée. Perception d’un détournement qui disparaîtrait tout naturellement si le texte était le suivant :

« Moi, les mains dans les poches, je regardais ailleurs, comme s’il n’était pas avec moi. »

Comme si je n’étais pas avec lui. Comme s’il n’était pas avec moi. Moi et lui se croisent et se substituent l’un à l’autre signalant le lieu d’une identification jamais résolue. Comme si. C’est bien d’une fiction qu’il s’agit.


Notas

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(50) Buñuel, Luis : 1982: Mi último suspiro, Plaza y Janés, Barcelona, 1996, p. 32: “Finalement l’acteur qui jouait le rôle du duc de Blagis dans la dernière partie du film – hommage à Sade – s’appelait Lionel Salem. Il s’était spécialisé dans le rôle du Christ et il le joua dans de nombreuses productions de l’époque.”

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(51) González Requena, Jesús: 1992: Eisenstein. Lo que solicita ser escrito, Editorial Cátedra, Madrid, 1992.

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(52) Buñuel, Luis : 1982, Mi último suspiro (autobiographie recueillie et organisée par Jean-Claude Carrière). Plaza y Janés, Barcelona, 1996.

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(53) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 59.

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(54) Note de la traductrice : dans le long développement qui suit, J. González Requena analyse les glissements sémantiques subtiles entre les trois verbes et auxiliaires espagnols : ir, ser, estar . Ser se traduit en français par être, il désigne l’existence même du sujet, son essence, en revanche, estar qui se traduit également par être, ou se trouver, désigne une situation du sujet dans l’espace ou

dans le temps De plus les verbes ser (être) et ir (aller) ont le même imparfait du subjonctif : fuera.


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Sur le fil de la déconstruction : un désir qui lutte pour s’écrire

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 

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Un désir qui lutte pour s’écrire

 

 

Mais si ça se limitait à ça, à cette réitération de la provocation sadienne, çà ne nous intéresserait pas comme le fait L’Âge d’or. En effet, au-delà de cette profusion d’actes d’énonciation provocateurs, sarcastiques et violents, le film nous attire par son étrange lyrisme qui les module et les polarise. Comme c’était le cas dans Un chien andalou, un thème qui revient à plusieurs reprises traverse cet univers chaotique construisant son noyau sémantique majeur : celui du désir du cinéaste qui lutte pour s’écrire.

« Pour moi il s’agissait aussi – et surtout – d’un film d’amour fou, d’une poussée irrésistible qui jette l’un vers l’autre, quelles que soient les circonstances, un homme et une femme qui ne peuvent jamais s’unir » (48)

Amour fou – il faut traduire l’expression française, amour fou, dans laquelle nous avons tendance à ne pas entendre dans sa littéralité le mot folie – qui avait représenté le plus grand idéal des surréalistes.

L’homme escorté par les policiers s’arrête devant une vitrine où il contemple haletant la photographie d’une belle femme.


Le rythme du champ/contrechamp inscrit le désir dans cette succession de l’image du sujet qui regarde et de celle de l’objet du désir qui capture son regard. Il s’agit, bien sûr, du mécanisme cinématographique élémentaire dont dépend l’implication, la mobilisation et l’expansion du désir du spectateur qui se trouve ainsi attrapé, par identification, dans le devenir des images filmiques. Mais dans ce cas, il s’agit d’une tentative pour élever ce mécanisme jusqu’à son paroxysme, au prix même de violenter les limites de la vraisemblance scénique.


L’amante, la vache, le lit

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La femme de la photo n’est pas l’amante qui se roulait dans la boue, mais tout indique qu’elle convoque son image, et celle-ci se réalise à travers un fondu-enchaîné : nous la rencontrons chez elle, langoureusement renversée dans un fauteuil.


Puis nous la suivons dans sa chambre où, légèrement contrariée, mais pas surprise, elle trouve sur son lit une vache qui la regarde.




comme s’il s’agissait de quelque chose de relativement habituel, elle l’invective en l’enjoignant de quitter sa chambre.


Et alors, au moment où elle s’apprête à la faire descendre, apparaît brièvement, un insolite – et violent – plan semi-subjectif.

Dans ce plan, le derrière de la vache, situé à la gauche de l’image, rime de façon surprenante avec la fenêtre et les rideaux qui l’entourent et qui occupent sa partie droite. Etrange rime dans laquelle l’image raffinée de cette fenêtre se voit associée à la brutalité primaire du corps de la vache.

Que signifie la présence de cette vache dans cette chambre et dans cette scène ? Ainsi donc, nous nous trouvons dans la chambre d’une femme. Elle, la protagoniste du film, semble s’être éveillée de sa léthargie sous l’effet du regard intense de l’homme dirigé vers la photographie de la vitrine.

C’est donc son désir – et aussi, si l’on veut, son malaise sexuel – qui la réveille, et la conduit dans sa chambre. Et là, dans son lit, elle se trouve confrontée à cet immense corps de vache, vu sous son aspect à la fois grossier et sexuel.

La fenêtre, encadrée par ses rideaux, couverte de ses voilages délicats, est une métaphore prolongée du féminin comme espace intérieur et voilé. Mais cette fois, le raffinement métaphorique se trouve violenté, dans le même plan, par la brutale présence du corps de cette femelle, la vache, qui envahit le lit de la femme de sa présence radicale : aussi radicale que la trace photographique qui la compose, aux antipodes, donc, de toute élaboration métaphorique.

J’insiste sur ce point : cette femme, la protagoniste du film, constitue, depuis l’étreinte frustrée dans la boue, l’objet du désir du protagoniste. Mais, en même temps – elle le sait, elle le voit, dans ce plan – elle est un corps tout aussi réel que le corps brutalement réel de la vache.

Ensuite, une fois que la vache a abandonné la chambre, c’est le lit qui joue le rôle principal dans l’image.

Un rôle mis en valeur quand la femme, en passant devant lui, se retourne et reste debout, pensive, avec le lit en arrière-fond de son malaise.

Voilà, certainement, le rendez-vous qui se prépare : aussi bien pour la femme qui attend avec anxiété près de ce lit, que pour l’homme qui parcourt la ville à sa recherche, le lit constitue, donc, la métonymie de la rencontre sexuelle qui focalise le récit.

De fait, on ne manquera pas de le signaler, malgré toute sa volonté de rébellion, une fois passées les vingt premières minutes – qui correspondent à la durée de Un chien andalou -, L’Âge d’or, dans la mesure même où il s’approche de la durée du long métrage, tend à prendre la forme d’une narration : un homme et une femme, un désir commun – apparemment – et l’attente – le plus ancien des dispositifs de suspens – d’une rencontre amoureuse.


Miroir, invocation, désir

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Puis elle s’assoit devant le miroir de sa coiffeuse où elle semble formuler une invocation au sujet de son désir pareille à celle prononcée par l’homme face à la photo de la vitrine :


Une invocation qui, à son tour, déclenche l’image de l’homme, toujours escorté par les policiers, qui s’arrête devant une clôture derrière laquelle un chien aboie agressivement.

Le visage de l’homme manifeste alors une excitation tout à fait semblable à celle de la femme.

A ce moment-là, le champ/contre-champ, au-delà de toute contrainte spatiale, réunit les amants :

Mais, après le premier enthousiasme, la présence de l’image de la femme aimée devient soudain imaginaire : le miroir dans lequel nous devrions voir – en effet, il s’agit d’un plan subjectif de la femme – son visage reflété – mais aussi : le miroir dans lequel, il y a un instant, elle voyait l’homme aimé -, se révèle vide :





La Vénus au miroir

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Ainsi donc, de la fenêtre au miroir, en passant par le derrière de la vache.

La Vénus au miroir de Velázquez peut nous servir de révélateur quant au cœur de cette séquence buñuelienne, car c’est après tout la même thématique qui se développe dans les deux œuvres.

Dans les deux cas il y a des rideaux et un miroir, un lit et le corps d’une femme. Et un regard interrogateur de la femme, peut-être triste, peut-être déconcerté, tandis qu’il s’abîme dans le miroir.

Que regarde Vénus ? Sans aucun doute, ce que l’image du miroir lui renvoie. Mais ce n’est pas, bien sûr, ce que nous, spectateurs du tableau, nous observons : elle ne peut pas voir, dans le miroir, un visage, car dans ce cas il nous serait impossible à nous, qui nous trouvons dans une position et dans un angle bien différent du sien, de le voir reflété là.

Ce que Vénus voit dans ce miroir – ce qui semble voiler, peut-être attrister son regard – n’est rien d’autre, après tout, que ce qui figure au centre de l’image, mais de dos par rapport à notre regard : son propre sexe. Le sexe de Vénus.

Elle, tout comme la protagoniste du film de Buñuel, le voit. Et puisqu’elle le voit, elle le sait. Et c’est ce savoir obscur que Velázquez peint dans cette zone profondément obscure située entre les deux têtes de Vénus, celle du miroir et celle qui, retournée, émerge derrière un grand rideau rouge – en effet le mouvement de l’œuvre est celui du dévoilement – et laisse sa trace dans l’ombre qui obscurcit – attriste ? – le visage reflété dans le miroir.

On pourrait dire aussi, bien sûr, qu’elle, Vénus, nous regarde, nous les spectateurs, ou le peintre pour qui elle a posé et dont le désir a baigné de lumière son image. De sorte que le tableau, alors, se retourne sur son contre-champ en l’interpelant résolument. Vénus nous regarde : elle nous provoque, elle sait que nous la désirons. Elle sait aussi plus que cela : elle sait la déception qui nous attend quand la promesse arrivera à son terme.

Voilà bien la puissante ambivalence que l’œuvre met en place et que prolonge l’ambigüité du visage de Vénus reflété dans le miroir, à la fois triste et joyeux : elle se regarde et elle nous regarde. Le miroir vaut donc pour ce qu’il cache, de même que le corps lumineux pour l’obscurité qui l’habite. Tout, donc, renvoie à l’hors-champ : à ce hors-champ caché au centre du tableau et à cet autre extérieur, situé en contre-champ, où l’interpellation – et l’énigme – nous touche.

Elle se regarde : elle regarde se : ce qui en elle n’est pas je – cela en quoi Je ne peux se reconnaître. Et elle nous regarde, ou elle regarde son amant : en indiquant ce qui se joue dans la rencontre amoureuse.

De sorte que tout, dans la scène figurée dans le tableau, appelle à la réalisation d’un acte : celui d’arriver jusqu’à elle, de traverser sa représentation, d’aller au-delà du miroir, d’accéder au fond – à ce fond obscur recouvert de tissus et masqué par l’éclat éblouissant du corps de Vénus.

Voilà ce que l’on peut lire dans le tableau de Velázquez : que seul un héros peut traverser le miroir et accéder au savoir obscur qui l’attend, au-delà de lui-même. Et puis encore : que seul un héros peut partager avec elle, Vénus, son secret.

Et c’est là, sans aucun doute, que s’achève le parallélisme entre le film et le tableau. Car dans L’Âge d’or il n’y aura pas de héros capable d’accéder à la couche de Vénus.


Désir, suspens, récit

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Comme je l’ai signalé, au-delà de la prolifération presque mécanique de gestes de violente provocation qui sont aussi des gestes de provocation à la violence, L’Âge d’or trouve, à partir de là, un axe d’articulation discursive objet d’une élaboration supérieure : la modulation du désir d’un sujet orienté vers un objet qui l’attend. Un désir qui, par là-même, se dessine dans le même temps où il retarde son accomplissement : un désir, en somme, qui se déploie dans un dispositif de suspens, c’est-à-dire, dans une structure de tension qui retarde son dénouement.

Mais, n’est-ce pas là, après tout, le noyau, la structure nucléaire de cette matrice d’ordre qui fonde le récit ? Le paradoxe, alors, fait retour, avec encore plus de force : malgré la volonté surréaliste de faire violence à tout ordre discursif, de rejeter toute restriction discursive, le film semble acculé à un certain respect de l’ordre du récit.

C’est ainsi que L’Âge d’or, en même temps qu’il s’organise progressivement à la façon d’une narration dans laquelle se déploie ce désir problématisé dans la séquence que l’on vient d’analyser, conduit, inévitablement semble-t-il, à l’articulation de tous les éléments constitutifs de la structure du récit classique.


De l’ordre du récit à celui de la déconstruction

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Il convient de faire une parenthèse pour souligner les caractéristiques de cette structure nucléaire, celle du récit classique, qui attire les foudres de l’artiste surréaliste – comme d’ailleurs celles de tout autre artiste d’avant-garde : en effet, tous s’accordèrent pour désigner le récit comme le noyau même de l’imposture, de la mascarade qui caractérisait, selon eux, cet art du passé qu’ils prétendaient rejeter.

Qu’on me permette, au moins comme hypothèse, d’en ébaucher ici la structure de base (49) : un Destinateur confie une Tâche à un Sujet. Et cette Tâche – qui contient la Loi énoncée, explicitement ou implicitement, par le Destinateur – est la médiation entre le Sujet et l’Objet de son désir – constitue, en somme, sa condition. Et dans la mesure où cette condition est assumée, le récit se déploie en un trajet où le sujet se constitue en héros, en se confrontant, simultanément, à sa Tâche et à la Femme.

De sorte que la Tâche, en tant qu’incarnation narrative de la loi symbolique, constitue la médiation nécessaire entre le sujet et l’objet de son désir. C’est ainsi que la trame du récit symbolique narre la médiation qui conduit, en l’encadrant, vers cet horizon de transgression où se trouve, comme corrélat de la possession de l’objet du désir, l’expérience de la rencontre sexuelle.

Remarquons donc que L’Âge d’or, tout en étant un texte d’avant-garde, c’est-à-dire un texte qui prend radicalement position contre l’ordre classique, nous conduit, inévitablement dirons-nous, à articuler tous les éléments de la structure du récit classique : le Destinateur, le Sujet, la Tâche, l’Objet.

Et, en même temps, on observera comment la syntaxe, apparemment arbitraire, qui articule ces éléments, répond cependant à une logique extraordinairement précise : celle de la négation systématique de la structure même du récit classique. C’est-à-dire que non seulement les éléments de cette structure sont présents, mais aussi les fonctions qui les relient. Avec toutefois cette réserve : les fonctions énoncées explicitement sont systématiquement niées.

Ainsi donc, même quand le récit symbolique est radicalement récusé, ses éléments et ses fonctions demeurent. À tel point que, dans L’Âge d’or – comme c’était le cas par ailleurs dans l’œuvre de Sade – on peut faire leur archéologie : en effet, les éléments du texte et la trame de son tissu peuvent être reconnus encore une fois, comme les ruines – survivantes malgré tout – de l’édifice symbolique qu’on tente de détruire.

De sorte que le geste de rébellion finit par rendre hommage involontaire à ce contre quoi il se rebelle, tout en affirmant son intention de le détruire.


Doigt bandé

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Comment ne pas remarquer, par exemple, ce doigt bandé exhibé par la protagoniste du film dans la scène du miroir ?

Dans le dialogue qui précède immédiatement, il a été souligné à la fois par un gros plan et par les paroles de la mère :




Mère : ¿Tu as la main bandée ?

Fille : Oui. Çà fait plus d’une semaine que j’ai mal au doigt.

Non pas n’importe quel doigt, mais l’annulaire d’une femme jeune et amoureuse. Donc le doigt qui devrait porter l’anneau de fiançailles d’abord, et ensuite l’alliance nuptiale. C’est bien à ce doigt-là que la jeune fille a mal et il est évident que l’inflammation dont il souffre et la bande qui le protège rendent absolument impossible le port de quelque anneau que ce soit.


Notas

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(48) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, Plaza y Janés, Barcelona, 1996, p. 133.

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(49) On peut trouver une formalisation systématique de ce modèle théorique dans la seconde partie de González Requena, Jesús: 2005: Clásico, Manierista, Postclásico: Las grandes formas del relato cinematográfico, Ediciones Castilla, Valladolid, 2005.


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Transgression, provocation, perversion

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 

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Aux limites du lisible

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Tel est donc le programme surréaliste : contre tout refoulement : et comme l’ordre est répression, contre tout ordre. Et dans cette mesure, également, contre l’ordre même du récit. En revanche, en faveur de toute manifestation pulsionnelle, primaire, violente et destructrice.

Par conséquent, un tel programme conduit nécessairement, quand il tend à se réaliser pleinement dans le tissu discursif d’un film ou d’un poème, à un paradoxe évident. En effet, étant donné qu’il s’agit – là de discours, lui appliquer ce principe radical de rejet total de l’ordre, de la restriction, et donc de cohérence, ne peut que déboucher sur un horizon de désintégration qui conduirait inévitablement à la dissolution même du discours. Dans ces conditions, la dissolution du discours, le discours brisé, fragmenté, cassé, n’est plus désormais un discours, ou alors, çà ne peut être que le discours du psychotique – puisque, paradoxalement, ce qui le caractérise c’est justement l’échec de son organisation discursive.

Mais, alors ? Comment cela peut-il être évité ? En effet, il faut bien le reconnaître : le cinéma de Buñuel est lisible. S’il ne l’était pas, s’il était totalement illisible, alors, tout simplement, nous ne le lirions pas. Il y aurait déjà longtemps que nous l’aurions écarté et oublié. La preuve de sa lisibilité il faut la chercher dans le fait même que nous le lisons – au point de l’avoir intronisé dans les musées de cette même civilisation si violemment injuriée par le Buñuel surréaliste.

Il faut donc considérer que si cette lisibilité existe, çà ne peut qu’être le résultat de la présence en lui – au-delà de son désordre et de sa gratuité apparents – d’un certain ordre, d’un certain principe d’intégration, d’un certain ensemble de restrictions qui le structurent en un système de signification.


Provocation, violence

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Et de fait, au-delà de ses évidentes incohérences narratives, L’Age d’Or trouve sa première isotopie – c’est-à-dire, son premier système d’articulation textuelle – dans l’insistante prolifération de gestes de provocation et de violence de toute sorte qui se succèdent de façon apparemment gratuite.

Nous avons eu l’occasion de commenter l’image de cette belle femme assise sur la cuvette du water, ou celle de cette étreinte lascive dans la boue, qui interrompait la cérémonie d’hommage aux Pères de l’Eglise. Plus tard, l’agression sera dirigée contre l’art lui-même : on verra un passant marcher en donnant des coups de pieds à un violon au point de le détruire – violon piétiné, ainsi érigé en représentant métonymique de l’art dans son ensemble et constitué en objet de mépris pour les surréalistes.


On nous présentera aussi, peu après, une statue classique et un respectable bourgeois portant sur sa tête de grandes pierres en forme de pains – il pourrait s’agir, après tout, de la traduction plastique d’une citation de Marx : la lutte pour les biens matériels, dont le pain constitue la manifestation la plus élémentaire, détermine les formations idéologiques et règne ainsi à l’intérieur pétrifié de la tête du bourgeois.

Ou bien ce tabernacle, placé sur le sol, dans la rue, pour que les invités de la fête passent devant quand ils descendent de leur voiture – après la mascarade organisée autour des Pères de l’Eglise, après avoir désigné le balcon vide du dernier représentant du Vatican, c’est finalement l’hostie consacrée qui devient l’objet de la mascarade.


Puis c’est la longue succession d’actes violents de l’amant arrêté et conduit par les policiers : il échappe un instant à la vigilance de ces derniers pour donner un coup de pied à un petit chien.

écraser un scarabée sous sa chaussure

insulter un paisible passant ( cochon, sauvage, tais-toi ou je te casse la gueule ! ) ou jeter au sol un aveugle d’un coup de pied pour lui arracher le taxi que ce dernier venait d’appeler.

Plus tard, arrivé à la fête, on le verra gifler la mère de la femme qu’il désire parce qu’elle a renversé involontairement sur son pantalon le verre qu’elle lui offrait.


puis, insulter violemment son Excellence le Ministre de l’Intérieur, qui se suicidera d’une balle dans la tête. Et finalement, quand la femme l’abandonne, mettre en pièces l’édredon de son lit ou jeter par la fenêtre un sapin en flamme, un évêque, une girafe…

Et l’arbitraire de ces actes de provocation et de violence trouve un plus large écho dans une autre série de manifestations de chaos et de destruction qui saturent tout le film : par exemple, en premier lieu, la mort du rat causée par un scorpion, saisie au moment même de l’attaque.

Puis la violence gratuite du groupe de bandits majorquins. Et plus tard, des édifices qui s’écroulent – Parfois le dimanche…des maisons s’écroulent » dit le carton précédant l’image de la construction qui explose et s’écroule ;

le feu qui se déchaîne dans une chambre pendant la fête, et qui semble n’affecter que le personnel de service, puisque les invités l’ignorent complètement.

le coup de feu tiré par le garde qui tue son fils, parce qu’en jouant, ce dernier lui avait abîmé la cigarette qu’il était en train de rouler.






même la violence révolutionnaire apparaît dans les images de masses qui courent dans les rues.


Et, dans un geste final, qui provoque et atteint la figure nucléaire de la mythologie chrétienne, le Christ est identifié au chef des cruels libertins sadiens de Les cent vingt jours de Sodome. (41)







Grito.





Violence et énonciation : l’énonciateur souverain

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De sorte que la présence constante, presque monotone, de cette accumulation de gestes de provocation et de violence constitue le fil conducteur – l’isotopie dominante – qui intègre, coordonne et dote de cohérence l’ensemble des éléments du texte, au-delà de ses énormes dissonances et de ses hiatus ; c’est, en somme, ce qui soutient, rend possible et garantit dans une lecture superficielle sa cohérence discursive et, dans cette mesure, sa lisibilité.

C’est ainsi que les incessantes incohérences narratives exhibées par le film apparaissent comme un autre procédé violent qui permet au film d’agresser son spectateur – identifié au petit bourgeois prisonnier des valeurs de la culture contre lesquelles se rebelle le film. C’est pourquoi, si la narration est souvent rompue de manière gratuite, c’est une façon d’affirmer la présence souveraine de l’énonciateur du discours, qui se constitue ainsi en son protagoniste essentiel, de la même façon qu’il transforme son discours en un acte d’agression.

Tel est le sens conducteur qui règne sur L’Âge d’or – et à sa suite, pendant des décades, des secteurs entiers de l’intelligence occidentale ont célébré ses cérémonies dans une complicité comique – : la proclamation d’un sujet de l’écriture souverain s’affirmant sur les cendres de l’ordre symbolique qu’il contribue décidément à démolir ; un sujet qui se moque, méprise et agresse la morale et la politique, l’art et la culture, n’y voyant que des constructions imaginaires et, à la fois, des farces intolérables destinées à bâillonner le désir. L’affirmation de sa souveraineté exige, par conséquent, – à la façon nietzschéenne – de démasquer et de répudier toute loi, toute autorité et toute dette. Mais la cruauté avec laquelle cette tension se manifeste dans l’œuvre de Buñuel conduit, au-delà du propre Nietzsche, jusqu’à l’œuvre qui, à l’origine même de la modernité – et comme manifestation isolée de son visage obscur, postmoderne – a formulé de la manière la plus radicale ce double mouvement de rejet violent de toute loi et d’affirmation souveraine de la volonté de destruction : l’œuvre du Marquis de Sade.

« Jusque-là, je ne connaissais rien de Sade. Sa lecture m’a profondément étonné. Á l’université, à Madrid, on ne m’avait en principe rien caché des grands chefs-d’œuvre de la littérature universelle depuis Camoens jusqu’à Dante et depuis Homère jusqu’à Cervantes. Comment pouvais-je donc ignorer l’existence de ce libre extraordinaire, qui observait la société de tous les points de vue, de façon magistrale et systématique, et proposait une table rase culturelle. Ce fut pour moi un choc considérable. L‘Université m’avait menti. D’autres ” chefs-d’œuvre ” m’apparaissait soudain dépouillés de toute valeur, sans importance. J’ai essayé de relire la Divine Comédie qui m’a semblé le livre le moins poétique du monde – encore moins poétique que la Bible. Et que dire des Lusiades ? De la Jérusalem délivrée ?

« Je me disais : on aurait dû me faire lire Sade avant toutes choses ! Que de lectures inutiles ! (42)

C’est un Buñuel déjà âgé qui décrit ainsi sa rencontre avec l’œuvre sadienne : on le sent, alors, si longtemps après, toujours obstinément attaché à la noire révélation que cette dernière a dû lui offrir dans ses années de rébellion juvénile, fasciné sans doute par ses scènes d’horreur, mais encore plus fasciné par la logique destructrice, en même temps que violemment matérialiste, de sa philosophie.

Les paroles d’André Breton – le leader indiscuté du surréalisme – cadrent bien avec cela ; ce sont elles qui fixeront pour les décades postérieures le sens tuteur des deux premières œuvres – les seules vraiment surréalistes – de Buñuel :

« Un chien andalou et, surtout, L’Âge d’or, place le public, pour la première fois, devant une série de sollicitations qu’il serait incapable d’éluder : ce n’est pas un rêve et il n’y a pas de code symbolique. Dans Un chien andalou, l’irrationalité la plus totale règne en maître ; dans L’Âge d’or, la passion a rompu toutes les digues. Et le petit bourgeois est là dans son fauteuil, il a payé pour être giflé violemment, et ne croyez pas qu’il va aller se plaindre à la direction ! La date exceptionnelle n’est pas, selon moi, celle de Un chien andalou, mais celle de L’Âge d’or (12 décembre 1930). » (43)


Les paradoxes de l’avant-garde

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Il est certainement possible – et, comme je l’ai dit, il en a été ainsi durant plusieurs décades -, de se laisser guider par cette ligne de force. De continuer à célébrer chez Buñuel l’actualisation cinématographique extrême du discours de la rébellion sadienne contre l’ordre bourgeois. Pour le reste, comme on sait, Buñuel lui-même n’a pas hésité à s’emparer de ces paradoxes, par exemple, en paraphrasant le célèbre énoncé de Breton – Le geste surréaliste le plus simple consiste à sortir dans la rue un revolver au poing et à tirer au hasard sur les gens -, il affirma que Un chien andalou n’était rien d’autre qu’un appel à l’assassinat adressé au public. (44)

Sans doute est-il possible de le faire… mais tout semble indiquer qu’il s’agit là d’une voie qui ne conduit pas très loin. Et qui, par ailleurs, ne présente aucun intérêt à notre époque où, comme Breton lui-même le confessera à Buñuel des années plus tard – en 1955 – :

« Malheureusement, il faut le reconnaître, mon cher Luis ; mais le scandale n’existe plus. » (45)

Par ailleurs, avec le recul du temps, on est en droit de se demander si ce scandale si cher aux jeunes surréalistes a réellement existé lors de l’apogée de ce mouvement. Ces mêmes années vingt n’étaient-elles pas célèbres pour la désinvolture et le libéralisme de leurs mœurs ? Et aussi, bien sûr, pour la radicale érosion de leurs valeurs bourgeoises qui avaient provoqué l’hécatombe de la Première Guerre Mondiale.

C’est pourquoi il faudrait, pour mieux comprendre les manifestations artistiques de ces années-là, prendre un certain recul par rapport à la rhétorique héroïque – et révolutionnaire – des déclarations et des manifestes de ses protagonistes. Finalement, Buñuel n’a pas à utiliser les pierres qu’il avait mises dans ses poches pour aller à la première de L’Âge d’or : son public éclata en applaudissements enthousiastes. Et ce fut le riche vicomte qui finança la réalisation du film.

Il est vrai qu’en 1955 beaucoup de choses avaient changé, comme le reconnut un Breton désormais sans illusions. Mais ce changement consistait moins en la fin du scandale qu’en la fin de la valorisation des conduites, des actes et des œuvres que les surréalistes trouvèrent auprès du public raffiné des années vingt. A cette époque, à l’aube de l’ère télévisée, le scandale avait déjà commencé à devenir une marchandise d’échange dont l’usage s’était généralisé dans la culture de masses – de fait, la rhétorique publicitaire avait incorporé à ses mécanismes de réclame les formes les plus osées des surréalistes, en leur enlevant tout leur glamour de classe.

Sans doute dadaïstes et surréalistes étaient-ils les héritiers des artistes maudits du siècle précédent – de même que ces derniers, à leur tour, prolongeaient la déchirure qui, à l’origine même de la modernité, émergea avec le mouvement romantique. Mais la leur relevait alors du genre maudit, pour ainsi dire, de deuxième si ce n’est de troisième génération. Et, à la différence de ce qui était arrivé au siècle précédent, si elle scandalisait certains secteurs de la population, elle trouvait auprès d’un autre public – précisément le plus raffiné – un accueil enthousiaste. De fait, un changement décisif de contexte avait eu lieu : les valeurs bourgeoises qui, avec toutes leurs restrictions, avaient régné au XIXème, avaient perdu désormais, après la Première Guerre Mondiale, toute leur puissance. De sorte que la mode, dans les milieux raffinés – ceux précisément qui dominaient le marché de l’art – était de les mépriser.

Il est donc possible d’envisager lesdites avant-gardes artistiques historiques moins comme une forme de rébellion minoritaire contre un univers culturel bourgeois solide et bien établi que comme la manifestation, protégée par le marché artistique d’alors, du malaise culturel – politique, et social – de la société de son temps. Un contexte, donc, dans lequel la dimension artistique révolutionnaire – entendue comme tout ce qui rejetait les formes esthétiques traditionnelles, conventionnelles aux yeux des esprits raffinés, c’est-à-dire, réduites à des formules vides de toute authenticité – était acclamée avec enthousiasme : du Cuirassé Potenkim à L’Âge d’or, mais en passant aussi par Le Triomphe de la volonté, pour ne citer que trois grandes œuvres cinématographiques par ailleurs totalement différentes, aussi bien en ce qui concerne leurs formes esthétiques que leurs cadres idéologiques de référence.

Dans le contexte de cette décomposition symbolique – qui déboucha, il faut le rappeler, sur l’essor du fascisme et du stalinisme et sur la débâcle de la Seconde Guerre Mondiale -, les œuvres des artistes d’Avant-garde cherchaient à s’affirmer dans la violence d’un geste négatif, à la fois agressif et destructeur :

« Pour la plupart – comme d’ailleurs les petits messieurs que je fréquentais à Madrid – ces révolutionnaires appartenaient à de bonnes familles. Des bourgeois se révoltaient contre la bourgeoisie. C’était mon cas. A cela s’ajoutait chez moi un certain instinct négatif, destructif, que j’ai toujours senti avec plus de force que toute tendance créatrice. L’idée d’incendier un musée, par exemple, m’a toujours paru plus séduisante que l’ouverture d’un centre culturel ou l’inauguration d’un hôpital.

« Mais c’était surtout la force de l’aspect moral qui me fascinait dans nos discussions du Cyrano. Pour la première fois de ma vie je rencontrais une morale cohérente et stricte, où je ne voyais aucune faille. Bien entendue, cette morale surréaliste, agressive et clairvoyante, allait le plus souvent à l’encontre de la morale courante, qui nous semblait abominable, et nous rejetions en bloc les valeurs admises. Notre morale s’appuyait sur d’autres critères, elle exaltait la passion, la mystification, l’insulte, le rire noir, l’appel des gouffres. Mais à l’intérieur de ce territoire nouveau, dont les contours reculaient chaque jour, tous nos gestes, tous nos réflexes, toutes nos pensées nous semblaient justifiés sans l’ombre d’un doute possible. Tout se tenait. Notre morale était plus exigeante, plus dangereuse, mais aussi plus ferme et plus cohérente, plus dense que l’autre. (46)

Epoque de révolutions : surréalistes, soviétiques, nationales socialistes… Par conséquent, époque de morales exigeantes, cohérentes et strictes : sans faille. Et, donc, dangereuses, car dominées par la passion, la mystification, l’insulte, le rire méchant, l’attraction des abîmes. Il convient de prendre au pied de la lettre les paroles de Luis Buñuel, dans la mesure où quelque chose émerge en elles qui échappe le sens tuteur dont malgré tout elles restent imprégnées. Ces petits messieurs qui s’essayaient à des postures révolutionnaires dans les salons les plus distingués et qui proclamaient leur mépris de toute morale et la farouche souveraineté de leur volonté destructrice et révolutionnaire le faisaient, finalement, parce qu’ils avaient besoin, pour contenir le malaise qui les habitait, en écho du mal-être culturel de leur temps, d’une morale sans appel.

S’il y a quelque chose de surprenant dans cette citation de Buñuel c’est la simplicité avec laquelle, de façon inattendue, le cinéaste emploie le terme qui contredit, de façon évidente, les présupposés du mouvement surréaliste auquel il participait : le plus méprisé de tous les termes, le terme moral. Une simplicité finalement désarmante dans laquelle on peut entendre ce qui, après tout, constitue sa dimension essentielle : la localisation d’une dimension du sacré comme référence indispensable pour que l’action et la parole puissent accéder à leur dignité. De sorte qu’elle rend perceptible, avec le recul, ce que cachait le mépris que les jeunes rebelles de leur époque exhibèrent à son endroit : le malaise extrême d’habiter un univers dans lequel les paroles avaient perdu toute valeur, dans lequel les discours idéologiques et moraux étaient reconnus par tous comme de fragiles mascarades qui ne recouvraient que maladroitement des intérêts misérables et banales. Eux, des artistes malgré tout, savaient cela, sans en avoir une conscience claire : que la tâche de l’art est de constituer des univers sacrés capables de configurer la subjectivité des êtres. Eux, ou pour le moins les meilleurs d’entre eux, étaient après tout des moralistes : quelque chose au plus profond de leur être réclamait comme essentielle une authentique dimension morale en même temps qu’ils constataient que rien, dans l’univers qu’ils habitaient, ne la rendait possible. C’est pourquoi, à une époque où toute morale positive était détruite, leur volonté désespérée de s’affirmer dans cette dimension les conduisait à la revendiquer par la voie du paradoxe. Affirmer une morale absolument négative c’était, finalement, la seule voie possible pour maintenir vivante la dimension du sacré. C’est pourquoi ils étaient, et peut-être plus intensément que les artistes qui les avaient précédés dans des époques antérieures, des prêtres. Mais des prêtres sans panthéon, sans divinités. Leur nihilisme était, selon eux, la seule voie possible vers le sacré.


Sade et Buñuel : déconstruction, perversion, psychopathie

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De fait, avec l’œuvre du Marquis de Sade, L’Âge d’or partage non seulement la volonté explicite de déconstruire, bafouer et violenter toute loi, mais aussi cette insistance monotone qui caractérise cette volonté dans les textes du divin marquis. De fait, en l’absence d’une structure narrative qui les intègre et les situe dans une échelle de valeurs gradue, leur succession n’a d’autre logique que sa nature systématique : il s’agit, de façon à la fois compulsive et obstinée, d’épuiser toutes les possibilités de transgression.

Et cependant, les nombreux gestes démesurés de violence ne réussissent jamais à atteindre le statut de transgression tant désiré. En effet, tout acte qui défie une loi ne possède pas la dignité d’un acte transgressif. Pour que la transgression existe – au sens anthropologique du terme (47) – il est nécessaire que cet acte ait lieu dans le champ du sacré.

Autrement dit : la dignité transgressive d’un acte est en relation avec la dignité de la loi que cet acte défie. Le fait est que dans l’univers surréaliste des premiers films de Buñuel – c’est-à-dire, dans l’univers cosmopolite de l’avant-garde artistique et de la gauche divine parisienne – on ne concède aucune dignité à la loi ; elle est conçue uniquement comme objet de dérision.

De sorte que la provocation si intensément recherchée ne parvient jamais à atteindre la densité désirée – et encore moins aujourd’hui, évidemment, qu’à l’époque de la sortie du film – au contraire, souvent elle paraît banale et d’autrefois, quand elle atteint des sommets de cruauté – la séquence de l’agression de l’aveugle, par exemple -, elle se dilue, se neutralise d’une certaine façon – à cause de sa discontinuité qui l’isole de ce qui l’entoure -, tel est l’effet produit par sa déconnection narrative, c’est-à-dire par l’absence d’imbrication dans la chaîne émotionnelle du récit. Prolifération donc de gestes de défi et de violence dépourvus de médiation et de différé, immédiats, et par là-même intransitifs, sans aucune insertion narrative, de sorte qu’ils se succèdent de façon à la fois compulsive, monotone et froide – vide de toute charge émotionnelle – : mais c’est là, précisément, la combinaison particulière du caractère psychopathe.

En effet, le psychopathe se définit par le caractère blindé de son moi : inaccessible à la moindre émotion – fermé donc à toute compassion -, le psychopathe se protège du réel – de la violence que renferme le monde et qui le menace constamment de désintégration – en la projetant sur l’autre : il se veut maître du réel, être invulnérable qui domine le réel dans la mesure où il l’impose à l’autre – à un autre réduit au statut de simple objet de sa jouissance. En somme, sa position peut être résumée ainsi : J’existe dans la mesure où je suis capable de détruire l’autre : c’est l’autre qui n’existe pas ; moi, j’existe, parce que je le sais, puisque je le détruis.

Mais, bien sûr, ni Sade, ni Buñuel n’étaient psychopathes : ils ne détruisaient personne, ils construisaient seulement des discours dans lesquels était représentée la destruction des autres. Et, par ailleurs, tous deux manquaient de cette témérité démesurée, de cette insolite absence de peur qui nous fascine chez les psychopathes au point de les confondre, dans certaines occasions, avec des héros. Au contraire, aussi bien l’un que l’autre étaient plutôt craintifs, toujours incapables de réaliser les actes qu’ils attribuaient à leurs protagonistes.

Par contre, leurs protagonistes étaient bien des psychopathes. Les sadiens l’étaient de manière évidente, malgré le stéréotype confus qui consiste à les taxer de libertins. Et dans leur saga s’inscrit, de façon explicite, le protagoniste de L’Âge d’or. Mais, en ce qui les concerne, la position de l’instance énonciatrice – sadienne, buñuelienne – qui dans l’un et l’autre cas choisit le psychopathe comme protagoniste peut être caractérisée, au contraire, de perverse.

Et finalement, tel est l’effet inévitable de cette voix énonciatrice qui rejetant toute loi – et donc, en premier lieu, la loi même du récit – prétend être la protagoniste souveraine de son discours : c’est pourquoi elle provoque, se moque et agresse et, de la sorte, rend hommage au psychopathe, cette figure fascinante qui, sur les ruines du récit, écarte définitivement le héros pour occuper en fin – et anéantir – sa place.

Est-il nécessaire de le rappeler : ce qui commence ainsi dans la littérature de Sade et dans le cinématographe de Buñuel constituera un fil qui traversera la modernité pour éclore, à l’échelle des masses, dans le psycho-thriller qui, depuis les années quatre-vingt, a élevé le psychopathe au rang de protagoniste exclusif des spectacles dévastés de la postmodernité ?


Notas

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(41) Sade, Marques de: 1931-1935: Los ciento veinte días de Sodoma, Fundamentos, Madrid.

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(42) Buñuel, Luis : 1982: Mi último suspiro, Plaza y Janés, Barcelona, 1996 (autobiographie recueillie et ordonnée par Jean Claude Carrière), p. 256.

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(43) André Breton (“Desesperada y apasionada”, dans Yasha David (Ed.): ¿Buñuel! La mirada del siglo, Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía, Madrid, 1966, p. 35.

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(44) Pour Varietés et pour La Révolution surréaliste j’ai écrit un prologue dans lequel je déclarais que, à mon avis, le film Un chien andalou n’était qu’un appel public à l’assassinat. Buñuel, Luis : 1982 : Mi último suspiro (autobiographie recueillie et organisée par Jean-Claude Carrière), Plaza y Janés, Barcelona, 1996 p. 125.

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(45) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 129. P. 142 : “ Mai 68 présenta beaucoup de points communs avec le mouvement surréaliste : les mêmes thèmes idéologiques, la même difficulté à choisir entre la parole et l’action. Comme nous, les étudiants de Mai 68 parlèrent beaucoup et agirent peu. Mais je ne leur reproche rien. Comme pourrait dire André Breton, l’action est devenue impossible, de même que le scandale.

A moins de choisir le terrorisme, comme le firent certains. Ce dernier ne peut pas non plus échapper aux discours de notre jeunesse, à ce que disait Breton par exemple : ” Le geste surréaliste le plus simple consiste à sortir dans la rue révolver au poing et à tirer au hasard contre les gens.” En ce qui me concerne, je n’oublie pas que j’ai écrit que Un chien andalou n’était autre qu’un appel au meurtre.”

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(46) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, Plaza y Janés, Barcelona, 1996, p. 122.

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(47) Bataille, Georges: 1957: El erotismo, Tusquets, Barcelona, 1979.

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Surréalisme / psychanalyse : désir

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 

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L’Âge d’or : Buñuel y Freud

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Le titre L’Âge d’or n’est pas plus gratuit que Un chien andalou. Et dans cette mesure s’y dessine clairement aussi bien les programmes esthétique et politique que biographique du film. Bien qu’on ne l’ait pas perçu jusqu’à aujourd’hui (30), il constitue une référence intertextuelle à une œuvre publiée quelques années auparavant par l’une des figures qui ont exercé une intense influence aussi bien sur le cinéaste que sur l’ensemble du mouvement surréaliste. En effet, l’expression choisie – L’Âge d’or – figure presqu’au début de L’avenir d’une illusion (31), une œuvre publiée par Freud trois ans avant la réalisation du film de Buñuel.

Freud s’y interrogeait sur le devenir probable de notre culture et pour ce faire il examinait les idéaux de la Modernité – qu’il qualifiait, dans une expression extrêmement acérée, d’illusions -, tout en mettant en question leur viabilité :

« On est tenté de penser que serait possible un règlement nouveau des relations humaines tel qu’il ferait se tarir les sources de l’insatisfaction qu’inspire la civilisation, en la faisant renoncer à la contrainte et à la répression des pulsions, de sorte que les êtres humains pourraient s’adonner, sans être perturbés par aucun conflit interne, à la leur conquête de biens et à leur jouissance. Ce serait L’Âge d’or (…) »

« Mais Freud ajoute aussitôt : il semble bien plutôt que toute civilisation doive nécessairement s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux pulsions (… ) Il faut compter, me semble-t-il, avec le fait qu’existent chez tous les êtres humains des tendances destructrices, donc antisociales et hostiles à la civilisation (…) » (32)

Ainsi donc, l’individu, et l’agressivité qui l’habite, se révèle être le principal obstacle à la culture et la civilisation :

« Chaque individu est virtuellement un ennemi de la civilisation (…) »

«Il est remarquable que les êtres humains tout incapables qu’ils sont de vivre en individus, n’en ressentent pas moins comme lourdement oppressants les sacrifices qu’attend d’eux la civilisation pour rendre possible la vie en communauté. » (33)

Tel est le jugement de Freud. Et tel est, également, le point de départ de Buñuel dans son Âge d’Or. De fait, ce sont ces mêmes idéaux que développe le discours proféré, au début du film, par l’un des personnages :

Mesdames et messieurs : notre terre, repartie équitablement et travaillée dans la tranquillité ne se détruit pas, au contraire, elle produit plus. Nous devons accepter de pouvoir, en temps de paix, rivaliser en réussissant à développer nos plus grands efforts. Mais personne ne doit essayer de le faire seul. Unis, nous le pouvons…Nous avons sur terre de nombreux facteurs de développement. C’est ainsi que nous avons la matière première elle-même. Je veux dire, l’argile qui contient tout ce qu’il faut pour obtenir la pâte, le papier, qui bénéficiera à ses propriétaires lesquels contribueront pour leur part au développement de la productivité de la terre au bénéfice de tous.

Et ce discours n’est certainement pas prononcé par n’importe qui mais par un haut dignitaire en tête de la procession à laquelle participent toutes les forces vives de la société – des hommes d’affaire, des militaires, des politiques, la hiérarchie religieuse -, qui termine devant des restes que l’on identifie facilement comme étant ceux des Pères Fondateurs : un groupe de squelettes revêtus des robes des hauts prélats catholiques.

Dans les paroles du politique petit et moustachu résonne l’idéal de la modernité, tel qu’il était résumé dans le contrat social de Rousseau : l’intérêt de tous, le pacte social par le travail, la production et la paix (34).


L’étreinte dans la boue

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Mais face à cet idéal, et à la collectivité civilisée à laquelle il s’identifie – toutes les classes éclairées se trouvent là réunies, respectueusement attentives aux paroles récitées par l’orateur -, l’individu se rebelle, livré à la satisfaction immédiate de ses passions les plus primitives : un couple d’amant, totalement indifférent à ce discours, s’enlace passionnément à quelques mètres de là.


Si tous dirigent leurs regards vers eux c’est parce que le cri de jouissance de la femme a interrompu les paroles du haut dignitaire. Et tous contemplent donc indignés ce couple qui s’enlace dans la boue – d’un côté, en hauteur, le dignitaire, debout, digne et sans tache, de l’autre, dans les bas-fonds, les corps salis par la passion qui se tordent dans la boue, embrasés par la passion. On pourrait aussi ajouter la vitalité de la passion, l’élan de la pulsion, face à la mort incarnée dans ces squelettes des Pères de l’Eglise.

Et, en effet, on peut dire qu’ils sont morts, car les images qui prolongent la séquence, quand les élégants assistants à la cérémonie en hommage à ces squelettes ont séparé les amants, semblent illustrer, littéralement, l’un des plus célèbres dictons du premier d’entre les Pères de l’Eglise : le inter urinas et faeces nascimus de Saint Augustin (35) – un énoncé, il faut ajouter, également présent dans l’œuvre que Freud allait rédiger la même année que la réalisation de L’Âge d’or : Malaise dans la culture (36)
.


Femme, latrines, lave : métonymie, métaphore

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Un premier plan de l’amant, encore dans la boue, alors que la femme lui a déjà été arrachée, détourne son visage de la perte déchirante et regarde les retrouvailles exaltantes avec l’objet d’amour :

C’est pourquoi la suite prend la forme d’une vision qui restitue la silhouette du buste de la femme assise dans les toilettes sur la cuvette du water.


Puis, après un fondu enchaîné, l’image du water, vide et ouvert, tandis qu’une inquiétante forme ondulante et obscure occupe la place du papier hygiénique.

L’enchaînement des plans n’est pas, bien évidemment, simplement descriptif : au contraire, à travers une disposition d’abord métonymique, il vise la configuration d’une métaphore brutale dans laquelle la femme et le water se substituent l’un à l’autre en tant que termes métaphorique et métaphorisé.

Puis, dans le prolongement de cette même chaîne, relançant donc l’enchaînement métonymique scatologique, une grande masse de lave ardente envahit l’écran, tandis que sur la bande sonore on entend le bruit de la chasse – d’eau du water.



En tout cas, la simple répression du désir passionné du sujet – et, par conséquent, l’exclusion sociale de celui qui ne l’observe pas : si la femme a été écartée, escortée par deux religieuses, l’homme est violemment arrêté par deux policiers -, rend possible l’émergence d’un discours civilisateur.


Et cependant, à un moment donné, de façon inespérée, ce discours civilisateur rencontre -et relance- la chaîne métonymique qui a commencé avec la boue dans laquelle se sont enlacés les amants et se poursuit avec la femme, le water et la lave.

Nous avons sur la terre de nombreux facteurs de développement. C’est ainsi que nous avons la matière première elle-même. Je veux dire, l’argile qui contient tout ce qu’il faut pour obtenir la pâte, le papier, qui enrichira ses propriétaires, lesquels contribueront à leur tour au développement et à la productivité de la terre au bénéfice de tous.

La pâte molle de l’argile encore humide qui apparaît alors sur les images constitue le dernier élément de la chaîne scatologique :

On est surpris par la pure logique freudienne- telle qu’elle est développée dans L’avenir d’une illusion et dans Malaise dans la civilisation- qui régit les images et les cartons qui suivent ces mots :

« En l’année de grâce 1930, à l’endroit occupé par les restes de quatre majorquins fut posée cette première pierre pour la fondation de la ville de…»

« … la Rome impériale.
L’ancienne maîtresse du monde païen est depuis des siècles le siège séculaire de l’Eglise.
Quelques aspects du Vatican, le plus solide pilier de l’église. »

Une logique argumentative – dirons-nous – proprement freudienne : seule la répression de la pulsion rend possible la construction de la civilisation ; une boue tout-à-fait semblable à celle dans laquelle se roulent les amants et qui, une fois leurs corps soumis, asséchée, solidifiée, et convenablement sublimée, devient une construction culturelle.


Deux points de vue sur Rome

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Il y a cependant une différence de ton notable entre Freud et Buñuel : en effet, le premier exprime son adhésion à ces idéaux, tout en dénonçant de façon dramatique non seulement leur improbable réalisation, mais, surtout, les risques de désintégration pour la civilisation qui les a créés :

« La civilisation doit être défendue contre l’individu, et ses institutions, ses dispositifs et ses impératifs se mettent au service de cette tâche ; ils n’ont pas pour seul but d’assurer une certaine répartition des biens, mais aussi de maintenir cette répartition, il faut même qu’ils protègent, contre les impulsions hostiles des êtres humains, tout ce qui sert à dompter la nature et à produire des biens. »

« Les créations humaines sont faciles à détruire, et la science et la technique, qui les ont édifiées, peuvent aussi être utilisées pour les anéantir. » (37)

De sorte que Freud, tout en connaissant leurs contradictions inhérentes, faisait siens les idéaux de la modernité et, dans cette mesure, s’inquiétait devant la crise de plus en plus évidente qui les affectait. C’est pourquoi, dans Malaise dans la civilisation, ce texte capital qu’il écrivit, je précise, l’année du tournage de L’Âge d’or, il affirmait que :

« En raison de cette hostilité primordiale entre les hommes, La société civile se voit toujours au bord de la désintégration. » (38)

« Le programme du principe de plaisir est en lutte avec le monde entier, qu’il s’agisse du macrocosme comme du microcosme. Ce programme n’est même pas réalisable, car tout l’ordre de l’univers s’y oppose, et nous irions jusqu’à affirmer que le plan de la “Création” n’a pas pour but le “bonheur ” de l’homme. » (39)

Podría acusarse a Freud de dramatismo excesivo, de tender a percibir el proceso histórico en términos apocalípticos. Pero eso sería olvidar que sólo seis años después de que ese libro fuera escrito estalló la Segunda Guerra Mundial.

En revanche, le ton de Buñuel est totalement différent : en l’absence de tout dramatisme, l’énonciation de L’Âge d’or, qui méprise sans nuances tous ces idéaux, qui ne voit en eux rien d’autre qu’une mascarade hypocrite – et l’on reconnaît bien là les présupposés idéologiques du surréalisme – semble acide et burlesque.

Le texte des titres qui, d’abord, semblait reprendre le ton rhétorique du discours du dignitaire – En l’an de grâce 1930… -, se réoriente, dans une intention sarcastique, vers le mode de discours touristique – Quelques aspects du Vatican, le plus solide pilier de l’Eglise. Et le sarcasme continue quand la caméra, en s’approchant de la façade principale du Vatican et, à partir de là, du balcon d’où le Pape s’adresse habituellement aux croyants réunis sur la place Saint Pierre, trouve cette note collée sur la vitre :

« J’ai parlé au gérant, qui nous a promis de nous laisser le loyer à de très bonnes conditions. Si tu veux, nous irons directement chez lui depuis la gare, de sorte que tu pourras laisser Pierrot et Ninette avec le chauffeur. Je suis très curieux de savoir à quoi tu fais allusion dans ta lettre. Rien de plus. À très bientôt. Un baiser de ton cousin. »

Rome apparaît donc, dans L’Âge d’or, comme l’expression emblématique de la civilisation occidentale et, dans cette mesure, comme un objet de plaisanterie auquel il manifeste – non seulement vis-à-vis de sa dimension religieuse et historique, mais aussi artistique – un total détachement. Même ses ruines les plus anciennes – comme celles du Colisée, qui figurent dans l’un des plans du film – ne semblent pas susciter en lui le moindre intérêt.



Surréalisme / psychanalyse : désir

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Voilà une question qui, en tout cas, invite à méditer plus longuement cette différence de ton que j’ai signalée entre Freud et Buñuel. En effet, dans ce texte, Malaise dans la civilisation, que le premier écrit l’année même où le second réalise son film, Freud s’occupe aussi de Rome et de ses ruines. Mais il le fait d’un point de vue opposé au sarcasme méprisant de Buñuel : il fut toujours amoureux de l’art romain et il considère alors les ruines romaines comme la meilleure métaphore de l’inconscient :

« Nous pourrions prendre pour exemple le développement de la Ville éternelle. Les historiens nous enseignent que la Rome la plus ancienne était la Roma quadrata, une colonie implantée sur le Palatin et entourée d’une clôture. Puis vint la phase du Septimontium, réunion des villages établis sur les diverses collines, ensuite la ville délimitée par la muraille servienne et, encore plus tard, après toutes les mutations de l’époque républicaine et des débuts de l’ère impériale, la ville que l’empereur Aurélien fit ceindre de la muraille qui porte son nom. Nous ne voulons pas suivre plus avant les transformations de la ville, et nous nous demandons ce qu’un visiteur, que nous imaginons doté des plus parfaites connaissances historiques et topographiques, pourrait bien reconnaître de ces stades anciens dans la Rome actuelle. Il verra le mur Aurélien presque intact, hors quelques brèches. À certains endroits, il pourra trouver quelques tronçons du mur servien mis au jour par des fouilles. S’il en sait assez – plus que l’archéologie actuelle -, peut-être pourra-t-il dessiner sur le plan de la ville le tracé complet de ce mur et les contours de la Roma Quadrata. Des bâtiments qui ont autrefois rempli ces cadres anciens, il ne trouvera rien ou alors de maigres restes, car ils n’existent plus. La meilleure connaissance de la Rome républicaine lui permettrait tout au plus de situer l’emplacement de temples et des bâtiments officiels de l’époque. Ce qui occupe aujourd’hui ces emplacements, ce sont des ruines, et non pas celles de ces édifices eux-mêmes, mais d’édifices rénovés, à des époques plus tardives, après incendies et destructions. A peine est-il encore besoin d’ajouter que tous ces vestiges de la Rome ancienne apparaissent disséminés dans l’enchevêtrement d’une grande ville des derniers siècles, depuis la Renaissance. Beaucoup de ce qui est ancien est encore certainement enfoui dans le sol de la ville ou sous ses bâtiments modernes. Voilà la manière dont se conserve le passé que nous rencontrons sur des sites historiques tels que Rome. » (40)

Les ressemblances entre ces deux textes de 1930 : tous deux traitent de Rome d’un point de vue historique et tous deux, face à elle, évoquent le regard du touriste. Mais si le point de vue touristique est convoqué de manière sarcastique dans le film de Buñuel, le touriste cité par Freud – auquel, d’ailleurs, se dernier s’identifie de façon évidente – est bien différent : l’un, aussi respectueux que cultivé et intéressé : doté de connaissances historiques et topographiques des plus complètes, loin de mépriser ce qu’il regarde, cherche en lui le passé lointain d’où il procède et aussi, dans cette mesure, les origines et les modulations de son désir.

En tout cas, tandis que Freud se reconnaît dans ce touriste qui trouve dans les ruines de Rome sa propre problématique, Buñuel en revanche le méprise. Son rejet est net, radical, total. En effet, lui, comme les autres surréalistes, ne voit rien d’autre dans la civilisation que le système de mascarades hypocrites qui servent à réprimer et à soumettre le désir de l’individu jusqu’à l’anéantissement total de sa liberté. C’est pourquoi, dans la mesure où il fait de la libération absolue du désir son étendard, il proclame son rejet de toute restriction, de toute répression.

En ce sens, L’Âge d’or, comme auparavant Un chien andalou, adopte le ton du manifeste : un manifeste surréaliste en faveur de la liberté absolue de l’individu ; ou, ce qui revient au même pour les surréalistes, en faveur de la négation de toute restriction, de toute limitation du désir.

Mais il convient de faire remarquer immédiatement que ce désir-là n’est évidemment pas celui dont parle Freud. La lecture précipitée de Freud faite par les surréalistes ne fait aucune différence entre la pulsion et le désir, et c’est pourquoi, en confondant l’un et l’autre, ils ignorent la subtile dialectique qui caractérise chez Freud les relations entre le désir et le refoulement. En effet, si le refoulement de la pulsion est la condition de la civilisation, ce n’est pas pour autant que le concept de refoulement doit être conçu comme antagonique du désir. Au contraire : le refoulement n’est pas l’opposé du désir mais sa condition, car c’est le refoulement de la pulsion qui détermine la configuration du désir tout autant que celle de l’inconscient – de cet inconscient qui trouve dans Rome, la Ville Eternelle, l’une de ses meilleures métaphores.

Par conséquent, d’un point de vue freudien, la revendication nucléaire du surréalisme : la libération absolue du désir – conçu, j’insiste, comme l’équivalent de la pulsion – l’élimination de tout facteur de refoulement, ne peut conduire qu’à l’anéantissement inévitable et définitif de la culture, du sujet et de son désir.

Tel est donc – bien que les surréalistes l’ignorent – le point de divergence essentiel qui sépare le surréalisme des présupposés théoriques de la psychanalyse. En effet, pour les surréalistes, tout ce qui pourrait s’opposer à l’irrationalité primaire de la pulsion, tout ce qui pourrait donc ressembler à l’ordre, à la restriction, au raisonnement ou à la structure, devra être considéré nécessairement comme du refoulement et, dans cette mesure, jeté au feu qui, selon eux, mettra fin à la culture.


Notas

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(31) Freud, Sigmund: 1927: El porvenir de una ilusión, dans Obras Completas, tomo VIII, Biblioteca Nueva, Madrid, 1974.

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(32) Op. cité, pp. 40-41.

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(33) ibid.

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(34) Rousseau, Jean-Jacques : 1762 : El contrato social, Madrid, 1936.

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(35) San Agustín: Confesiones, Bruguera, Barcelona, 1984.

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(36) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, dans Obras Completas, tomo VIII, Biblioteca Nueva, Madrid, 1974.

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(37) Freud, Sigmund: 1927: El porvenir de una ilusión, op. cit., p. 2962.

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(38) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, op. cit, p. 3045.

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(39) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, op. cit. p. 3025.

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(40) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, op. cit. p. 3020.

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Un chien andalou et Nocturnes de la fenêtre

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 

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Un chien andalou et Nocturnes de la fenêtre

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Mais si çà n’était que çà, ce serait bien peu : rien d’autre qu’un motif anecdotique des images qui ouvrent Un chien andalou.

Mais la chose prendrait une dimension totalement différente si nous pouvions démontrer que ces images, parmi celles, sans aucun doute, qui ont le plus marqué les spectateurs de tous les temps, non seulement répondent, mi-moqueuses, mi-agressives, aux Jeux dédiés à la tête de Luis Buñuel, mais le font de plus en s’inspirant, de façon parfois étrangement littérale, d’un autre poème de Federico García Lorca.

Et bien, c’est précisément cela que nous allons essayer de démontrer ; à savoir que l’étonnante proximité de cette célèbre séquence par rapport au poème lorquien Nocturnes de la fenêtre permet de formuler l’hypothèse selon laquelle Buñuel s’en inspira, consciemment ou inconsciemment, quand il élabora et tourna son film.

” Nocturnos de la ventana “. A la memoria de José Ciría y Escalante, Poeta (Residencia de Estudiantes 1923).

1
En haut va la lune.
En bas court le vent.
(Mes longues œillades
explorent le ciel.)

Lune sur l’eau,
Lune sous le vent.
(Mes courtes œillades
explorent le sol.)

Les voix de deux fillettes
arrivaient. Sans effort,
de la lune de l’eau
je m’en fus à celle du ciel.

2
Un bras de la nuit
entre par ma fenêtre.
Un grand bras brun
avec des bracelets d’eau.

Sur une vitre bleue
mon âme jouait à la rivière.
Les instants blessés
par l’horloge…passaient.

3
Je passe la tête
par ma fenêtre, et je vois
comme elle a envie de me la couper
la lame aiguisée du vent.

Sur cette guillotine
Invisible , j’ai posé
la tête sans yeux
de tous mes désirs.

Et une odeur de citron
a rempli l’instant immense,
tandis que le vent
se transformait en fleur de gaze.

4
Aujourd’hui l’étang a perdu
une petite fille d’eau.
Elle est sortie de l’étang,
ensevelie sur le sol.

Depuis la tête jusqu’aux cuisses
un poison la traverse, et l’appelle.
Le vent lui dit ” fillette “,
mais ne peut pas la réveiller.

L’étang répand
sa chevelure d’algues
et arbore ses gris tétons
tout frémissants de grenouilles.

Dieu te garde. Nous irons prier
Notre Dame de l’Eau
pour la petite fille de l’étang
couchée morte sous les pommes.

Ensuite près d’elle je déposerai
deux petites citrouilles
pour lui permettre de flotter,
ay ! Sur la mer salée. » (26)


Le regard, le champ/contrechamp/le point de vue

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Je me permettrai d’analyser le poème avec les outils de l’analyse filmique – pourquoi ne pas le faire ? – au bout du compte, cette dernière s’est nourrie durant des décennies à partir d’outils provenant de l’analyse littéraire. Mais il y a, évidemment, un motif supplémentaire. En effet, le poème parle, presque depuis son début, du regard.

« En haut va la lune
En bas court le vent.
(Mes longues œillades,
explorent le ciel.) »

Du regard, c’est-à-dire, de cela même qui se trouve thématisé d’une façon aussi accentuée que blessante au commencement de Un chien andalou. On pourrait dire que ses deux premières strophes s’articulent sur la logique du champ/contre-champ par raccord sur le regard, construisant ainsi un point de vue. Au plan de l’objet regardé :

« En haut va la lune
En bas court le vent.

Correspond le plan de celui qui regarde
(Mes longues œillades
explorent le ciel.) »

Mais il s’agit d’une construction particulière du point de vue : le premier plan, celui de l’objet regardé, est énoncé au début sur un mode non subjectif, et c’est seulement à l’arrivée du second plan qu’il se trouve modalisé, a posteriori, en plan subjectif, faisant émerger de la sorte l’énonciation subjective et, avec elle, la présence d’un sujet énonciateur du poème, qui dit je et dont nous partageons le point de vue.

De sorte que ce caractère subjectif du premier plan s’établit a posteriori, avec l’arrivée du second. En effet le poème aurait pu s’offrir à nous de la façon suivante :

« Mes longues œillades,
Explorent le ciel
Elles voient qu’en haut va la lune.
Et en bas court le vent. »

Mais non, le tempo du poème veut d’abord nous confronter de manière directe à ce En haut va la lune et à ce En bas court le vent, pour faire émerger le poète lui-même, seulement plus tard, comme médiateur de cette image et comme sujet de ce regard.

Il est clair que la parenthèse qui entoure cette seconde strophe non seulement introduit un geste de pudeur du sujet qui parle, mais qu’elle inscrit cette différence de tempo comme une différence de niveau : c’est seulement quand nous avons fait notre cette image du ciel, de la lune, et du vent, que le poète écrit, à un niveau plus profond, sa présence : il nous fait d’une certaine façon reconnaître en nous sa voix.

Une voix qui prétend mettre des mots sur à une expérience qui, après tout, a été aussi la nôtre – car, qui n’a pas regardé une fois la pleine lune tandis que le vent frappait son visage, à la fenêtre ?

J’insiste sur ce point non seulement parce que, comme je l’ai déjà dit, l’acte de regarder intervient aussi tout au début du film de Buñuel, mais parce que, de plus, le film partage la même structure : le plan de l’objet regardé est suivi, ici comme là, par le plan de celui qui regarde.

Et de même que là se manifestait la présence du poète, ici c’est celle du cinéaste qui apparaît dans le second plan, en tant que sujet également du regard.

De sorte que dans les deux cas émerge, au début du texte, un je qui regarde et dit qu’il regarde.


Inversion

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Les strophes trois et quatre du poème répètent le procédé : l’articulation champ/contre-champ se prolonge, mais en même temps elles marquent une différence de nature spatiale, qui se manifeste à la fois dans la distance et dans l’angle de vue.

« Lune sur l’eau
Lune sous le vent.
(Les courtes œillades,
explorent le sol.) »

En premier lieu, un changement en ce qui concerne la distance : les regards courts de maintenant contre les longs précédents. Et, simultanément, un changement d’angle : maintenant on ne regarde pas le ciel vers le haut, mais le sol vers le bas.

Qu’arrive-t-il dans le film ? Exactement la même chose, mais à l’envers : d’abord les regards courts, proches, vers le bas.

Et en même temps, comme dans le poème, les regards n’atteignent pas le sol en bas mais s’arrêtent aussi sur une surface brillante : cette fois, la lame, le brillant de son fil – on verra vite apparaître le couteau dans le poème. En effet, l’eau et le couteau ont en commun des surfaces réfléchissantes.

Et en second, de nouveau, comme dans le poème, grâce au procédé de champ/contre-champ, le film change d’angle, le plan subjectif n’est plus celui du couteau, mais, plus haut, il explore le ciel et regarde la lune.

On remarque que, dans un premier temps, devant la fenêtre, sur le balcon, Buñuel est seul et regarde vers la lune.


Différences

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Mais il ne faut pas perdre de vue les différences.

Dans le film, le cinéaste apparaît non seulement comme sujet de la contemplation et du regard, mais aussi comme sujet d’un acte qui en suggère un autre, plus énergique et décisif : il aiguise la lame de rasoir. Du côté du poème, il faut noter que cette lune sur l’eau, qui ne se trouve plus sur mais sous le vent, est donc une lune reflétée dans l’eau. De sorte que la lune se dédouble, se reflète dans le miroir que constitue la surface de l’eau.

Des différences, oui, mais jusqu’à quel point ?

La cinquième strophe, qui referme la première des quatre parties du poème, traite entièrement de ce mouvement que nous avons détecté comme étant un changement d’angle.

«(5)
Les voix de deux fillettes
Arrivaient. Sans effort,
De la lune de l’eau,
Je m’en fus à celle du ciel.»

De haut en bas, du ciel au sol, de la lune de l’eau à la lune du ciel.

Mais cette fois, dans ce mouvement apparaissent de nouvelles figures qui, dans un premier temps, semblent rivaliser avec celle du poète : ces voix de deux fillettes qui arrivaient. Il suffit d’enlever, de ne pas écouter le point, pour comprendre que ce sont les voix de ces deux fillettes qui sans effort vont de la lune de l’eau à celle du ciel.


Deux fillettes, lune, femme

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Qui sont ces fillettes ? Nous en saurons un peu plus à leur sujet dans la quatrième partie seulement, quand l’une d’elles – seulement une – apparaîtra morte désignée une première fois par l’image : fillette de l’eau, puis par une autre : fillette de l’étang. Ainsi dans la douzième strophe :

« (12)
L’étang a perdu
Aujourd’hui une fillette de l’eau.
Elle est hors de l’étang,
Sur le sol ensevelie. »

Et dans la quinzième :

« (15)
Que Dieu te sauve. Nous prierons
Notre Dame de l’Eau.
Pour la fillette de l’étang
Morte sous les pommes. »

Dans le film, en revanche, à l’endroit et au moment où ces deux fillettes apparaissent, c’est une femme qui apparaît.

Et face au dynamisme de ces deux dernières, prises dans le mouvement de montée et de descente, le statisme de cette femme, assise sur le balcon et qui, il faut le dire, ne regarde même pas la lune.

Le parallélisme entre le poème et le film cesserait-il alors ici ? Je pense que non.

Ce qui nous trouble c’est l’idée de mettre en parallèle ces deux fillettes du poème avec la femme du film. En effet, si les deux fillettes montent et descendent, elles relient la lune sur l’eau à la lune sous le vent, la femme, en revanche, comme je viens de le signaler, ne regarde même pas la lune. Elle est là simplement, tranquille, passive.

Mais n’est-ce pas ainsi que s’offre, dans la distance, la pleine lune ?

Alors, aurions-nous affirmé trop tôt que rien, dans le film, ne correspondait à ce dédoublement de la lune : celle qui est dans le ciel et celle qui se reflète dans l’eau ? Et bien, d’une certaine façon, au reflet de la lune dans l’eau correspond, dans le film, le reflet de la lune sur le visage de la femme : c’est sur ce reflet, au rythme de la comparaison, que se fera l’articulation décisive de la séquence. Et c’est sur elle, ajoutons-le, que vont se construire sa métaphore et son attraction. (27)

« Les voix de deux fillettes
Arrivaient. Sans effort,

« De la lune de l’eau,
Je m’en fus à celle du ciel. »

Les voix des deux fillettes pourraient être alors celles des deux grands yeux de la femme du film – puisqu’il y a dans ses yeux deux pupilles. (28)

C’est ainsi que, sans effort, avec l’agilité du raccord qui relie le champ au contre-champ, nous passons, si ce n’est de la lune de l’eau à la lune du ciel, du moins du visage de la femme à la lune du ciel dont elle est le reflet dans le film.


Vent, lune, fenêtre : le bras de la nuit

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« (6)
Un bras de la nuit
Entre par ma fenêtre. »

« (7)
Un grand bras brun
Avec des bracelets d’eau. »

« (8)
Sur une vitre bleue
Mon âme jouait à la rivière.
Les instants blessés
Par l’horloge…passaient »

Il y a une image sensorielle pour cela : le vent qui, la nuit, entre par la fenêtre en vous fouettant dans votre chambre, dans l’obscurité, seulement éclairée, mais c’est beaucoup, par la lumière argentée de la pleine lune. Et l’intense lumière obscure qui émane du poème doit nous faire penser à une heure avancée de la nuit, la lune déjà très haute, telle que nous la montre le film de Buñuel.

Nuit d’insomnie peut-être. Mais de cette insomnie particulière qui provoque parfois le désir.

« Un bras de la nuit
Un grand bras brun »

Etreint, saisit le poète et l’attire vers la nuit. Il est brun, noir, puisqu’il appartient à la nuit, mais il est aussi brillant comme tout ce que touche la lumière de la pleine lune, et c’est pourquoi il est ceint de bracelets d’eau.

Ce qui domine donc du côté du poète c’est la passivité : seulement le jeu de l’âme de celui qui contemple, de la fenêtre, frissonnant sous la fraîcheur du matin proche, cette lune qui contient tous les désirs, reflétée sur le cristal bleu de l’étang (29): là, avec elle, l’âme jouait à la rivière ; c’est-à-dire : sur elle l’âme déversait son désir.

Et en effet, il y a bien là une horloge – l’espace représenté continue de se remplir en cadence : toujours éblouissant l’art figuratif lorquien – ; une horloge, dis-je, qui nomme la blessure :

« Les instants blessés
Par l’horloge… passaient. »


Homme, nuit, lune, bras, couteau

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Or, le film comporte les mêmes éléments : un homme dans la nuit qui contemple la lune,

mais, même avant, au tout début du film, un bras puissant, brun, près de la fenêtre.

Et c’est pourquoi, l’éclat de ces bracelets d’eau que nous imaginons, nous le concevons proche du reflet de la lune sur le couteau.

Alors, les mêmes éléments, mais une position et une attitude opposées. Face à la passivité du poète, l’activité violente à l’extrême, du cinéaste.


Un évènement, à la fois désirée et terrible

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En tout cas, le poème comme le film, expriment l’intuition selon laquelle l’événement, à la fois désiré et terrible, s’approche.

En tout cas, le poème comme le film, expriment l’intuition selon laquelle l’événement, à la fois désiré et terrible, s’approche. Pour ce qui est du poème, il est précédé, bien sûr, par l’intensité du désir. Mais un désir qui annonce un acte dans lequel l’angoisse se déchaîne en vertige et en panique :

« Je passe la tête
Par ma fenêtre, et je vois
Comme elle a envie de me la couper
La lame aiguisée du vent. »

Ainsi le désir de se pencher, de sortir à l’air libre – Défense de se pencher à l’extérieur. Puis voici son antithèse : Défense de se pencher à l’intérieur – de sauter dans l’étang, d’embrasser la pleine lune ; et, aussitôt, une vision dans laquelle le poète se contemple de l’extérieur : le vent transformé en couteau veut lui couper la tête.

C’est là, donc, que l’acte est annoncé : à ce moment culminant dans lequel le poème accuse, en même temps qu’il déplace, la rencontre du désir et de la mort, aperçu sur le fil de cette

« guillotine invisible
dans laquelle il a »

« posé la tête sans yeux
de tous mes désirs. »

La plénitude de la vision conduit à l’aveuglement.

Éblouissante série de métaphores par lesquelles, comme je l’ai dit, le poème désigne en même temps qu’il déplace un acte jamais nommé : le couteau du vent – du désir fait acte ? – , guillotine sur le fil de laquelle le désir, jusqu’alors convoqué par le regard, fait place à une vision de l’invisible – sans forcer les mots ni jouer aux paradoxes faciles : comme l’ont signalé les poètes et les mystiques, c’est le propre des visions que personne ne soit capable d’expliquer ce qu’il y voit.

C’est pourquoi, je disais que dans la chaîne métaphorique l’acte semble se placer ultérieurement jusqu’à ce que, soudain, une nouvelle strophe proclame que sa consumation, sans que l’on sache quand ni comment, a déjà eu lieu :

« Et une odeur de citron
a rempli l’instant immense
tandis que le vent
se transformait en fleur de gaze. »


Comment veut la couper le couteau du vent

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Diríase que el film procede por el modo de una trascripción visual literal del poema:

«Je passe la tête
par ma fenêtre, et je vois
comme elle a envie de me la couper
la lame aiguisée du vent.»

Il veut la couper – la tête ou la lune ? – le couteau du vent. Mais, rappelons que le vent, dans le poème, s’est incarné dans un bras et ce bras, dans le film, aiguisait et soutenait un couteau.

Littéralement, dirons-nous, car la métaphore, dans le film, se réalise : elle se matérialise en un acte précis cette fois et localisé sans équivoque.

Le vent s’écrit ainsi, avec précision, comme la force qui anime ces nuages aiguisés et fins qui, dans l’image, coupent la lune.



Nuage et mousseline. Odeur de citron, instant immense

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Mais il ne faut pas croire que ce nuage est ajouté par le film indépendamment du texte du poème : car non seulement il visualise le vent dont le poème ne parle pas, mais il est inscrit juste après dans le poème lui-même :

« Et une odeur de citron
a rempli l’instant immense
tandis que le vent
se transformait en fleur de gaze. »

C’est donc le poème qui transforme le vent en fleur de mousseline : voici donc dessiné le nuage.

Mais y compris le passage à l’acte lui-même, n’est-il pas lui aussi écrit dans le poème ? D’où, sinon, procèderait l’odeur acide du citron qui emplit l’instant immense ? Il s’agit précisément de l’instant immense de l’acte en marche.

En effet, dans la sonorité du poème, l’apparition du mot guillotine semble changer en acte ce vouloir la couper/ le couteau du vent. – Car la guillotine est plus qu’un couteau aiguisé : c’est l’acte même de la coupure mortelle qui la constitue comme telle.

« Sur cette guillotine
invisible, j’ai posé
la tête sans yeux
de tous mes désirs. »

Invisible ? Tout au moins dans les images du film, génératrice d’invisibilité, puisque génératrice d’une tête sans yeux. Précisément celle de tous mes désirs, celle de ces désirs qui, dans leur radicalité, signalent un au-delà de toute figure, en dehors donc de l’espace du visible, vers le fond même du réel.

Dans les deux cas, il y a un reste : dans le poème, le cadavre de cette fillette avec toutes les apparences d’avoir été violée, comme l’a été dans le film le regard du spectateur. Dans le film, on dirait, cette chaîne incessante de rencontres ratées qui se succèdent sans aboutir jamais nulle part.

Ces scènes, en somme, dans lesquelles, comme ce sera le cas dans L’Âge d’or, on invoque un désir qui n’est que mascarade.


Notas

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(26) Note de la traductrice: Poème traduit par Michèle Ramond.

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(27) Dans le sens eisenstenien du terme : Eisenstein : “Montaje de atracciones“, dans Cine soviético de vanguardia. Teoría y lenguaje, Alberto Corazón, Madrid, 1971, p. 97.

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(28) Note de la traductrice: En espagnol le mot niña signifie à la fois fillette et pupille de l’œil.

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(29) En effet, en face de la fenêtre il doit y avoir un étang dans lequel se reflète la lune. Même si cela se confirme seulement beaucoup plus tard, dans la quatrième partie, à la fin du poème, quand le poète nous dit que

«Aujourd’hui l’étang a perdu
Une petite fille de l’eau.

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(30) Il peut être déduit de l’étude de Agustín Sánchez Vidal dans “Un cine sin fronteras“, VVAA¨Luis Buñuel. El ojo de la libertad, Residencia de Estudiantes / Fundación ICO, Madrid, 2000.

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Buñuel, Lorca, Dalí

La deesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 


INTRODUCTION


NUIT, LUNE, NAVAJA (UN CHIEN ANDALOU, 1929)

Buñuel, Lorca, Dalí

“ Un chien andalou ”
Absurde / surréalisme
Histoire d’un titre
Lorca et Buñuel
Lorca, Buñuel, Dalí
Un chien andalou
Du contexte au texte : jeux dédiés à la tête de Luis Buñuel
Le chien andalou : la réponse buñuelienne

Un chien andalou et Nocturnes de la fenêtre

“ Un chien andalou ” et ” Nocturnes de la fenêtre ”
Le regard, le champ/contrechamp, le point de vue
Inversion
Différences
Deux fillettes, lune, femme
Vent, lune, fenêtre : le bras de la nuit
Homme, nuit, lune, bras, couteau
Un évènement, à la fois désirée et terrible
Comment veut la couper le couteau du vent
Nuage et mousseline. Odeur de citron, instant immense


AMOUR FOU DANS LE JARDIN (L’ÂGE D’OR, 1930)

Surréalisme / psychanalyse : désir

L’Âge d’Or : Buñuel y Freud
L’étreinte dans la boue
Femme, latrines, lave : métonymie, mètaphore
Deux points de vue sur Rome
Surréalisme / psychanalyse : désir

Transgression, provocation, perversion

Aux limites du lisible
Provocation, violence
Violence et énonciation : l’énonciateur souverain
Les paradoxes de l’avant-garde
Sade et Buñuel : déconstruction, perversion, psychopathie

Sur le fil de la désconstruction : un désir qui lutte pour s’écrire

Un désir qui lutte pour s’écrire
L’amante, la vache, le lit
Miroir, invocation, désir
La Vénus au miroir
Désir, suspens, récit
De l’ordre du récit à celui de la déconstruction
Doigt bandé

Les multiples visages du père

Le père
Les pères de l’église et le dignitaire majorquin
Le ministre de l’intérieur : la tâche
Le garde parricide
Le chef d’orchestre
Jésus-Christ
Honteux de son père

La mort du père

La mort du père : hallucination
J’allai fumer une cigarette sur le balcon
Le Pape : ¿papa ?
La mort du père : le joli revolver
La mort du père. occupant le lieu du père
Bottes trouées, pieds nus
La mort du père : paris
La question du pere n’est pas résolue : rêves

Amour fou dans le jardin

Observons la scène primitive
Jardin, jarre, statue
La scène et ses spectateurs
La fonction de la musique
Images d’angoisse et de désarroi
Le sexe obturé : l’acte amoureux impossible
Les pieds nus du père
” Surtout que personne ne le lui dise ”

Tuer le père

Le signifiant et le désir
La déesse et le ministre de l’intérieur
La formule du texte des avant-gardes : tuer le père
Un cadavre étendu sur le toit
Le führer et la dame formidable

La déesse et la castration

Vierge, reine, déesse
L’objet de désir se transforme en phantasme de mort
Les cuisses écartées de Gala
La jouissance et l’invocation du parricide
Le concert s’interrompt
Ce qui échoue dans la partition
Castration

Parricide

Au centre du film : un gardien parricide
Au centre du film : la femme qui jouit seule
La scène parricide
Un père qui s’approche par derrière
” On ne doit jamais tirer dans une pièce fermée ”
L’effondrement de la fonction paternelle
La violence aveugle du réel

IL ET LA DÉESSE (ÉL, 1952)

La vérité du discours du paranoïaque

Qui est « Il » ?
Dieu : loi inflexible
La Vérité
Le procès. La demande au sujet de l’origine
La vérité de son désir à elle
La justice
La vérité du discours du paranoïaque

La déesse qui régit les rythmes de la folie

L’autre vérité qui doit être tue ; l’impuissance
La vierge du fétichiste
Il peut être aussi le cinéaste
Les deux autels
Une déesse qui préside tout
La déesse qui régit les rythmes de la folie
La solution finale
L’adorer, la restaurer, l’anéantir
La solution finale

CODA

Introduction

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

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Buñuel est sans aucun doute le cinéaste surréaliste par excellence. Mais ce constat, indiscutable par ailleurs, a conduit une bonne partie de ceux qui l’ont étudié à une curieuse paralysie intellectuelle.

En effet, elle a fonctionné, dans la pratique, comme une sorte de renoncement à l’analyse : certains stéréotypes naïfs relatifs au surréalisme, qui concevaient ce mouvement artistique comme une proclamation absolue de la liberté artistique, ont conduit dans la pratique à bloquer tout effort de compréhension de la logique interne de ses textes. On comprend facilement pourquoi : la liberté absolue était conçue comme l’absence de toute restriction, et la logique en revanche, n’importe quelle logique, suppose toujours un système de restrictions. De sorte que, réclamer cette liberté absolue équivaudrait alors à renoncer à tout travail analytique.

La formulation était séduisante, et elle emporta une adhésion enthousiaste et unanime. Qui oserait mettre en question ce si bel idéal de liberté absolue ? Et pourtant, les motifs pour le faire ne manquaient pas. De fait, pour peu que nous prenions le temps d’analyser la question, nous constaterons qu’une telle liberté absolue- entendue comme la négation de toute logique- finit par coïncider, tout simplement, avec le hasard. Et, à son tour, le hasard n’est autre que le chaos : soit l’imprévisibilité absolue et, par conséquent, l’absence totale de sens.

De sorte que le texte qui réaliserait une telle liberté absolue serait illisible, et, de plus, terriblement ennuyeux. En effet, rien ne relierait entre eux ses éléments : ils se suivraient de façon aléatoire…rien n’orienterait – et rien ne stimulerait- la lecture. On remarquera que pas même le discours du fou ne ressemble à çà : même ce dernier, bien qu’il soit en grande partie morcelé, possède ses critères d’intégration qui sont précisément ceux qui l’organisent en tant que délire.

Ainsi, lorsqu’on parle, à propos d’un texte, de liberté absolue, on tombe nécessairement dans un mirage qui n’est autre que la fantaisie imaginaire d’un Je souverain qui pourrait tout se permettre. C’est -à -dire d’un Je qui pourrait se permettre la liberté de tout dire. Mais alors, tout dire ce serait, très exactement, ne rien dire.

Un sujet, un être humain, c’est tout autre chose : quelqu’un, précisément, assujetti à ses paroles et à ses actes, engagé par rapport au sens qu’ils génèrent. Il ne faut pas entendre par là la négation de la liberté, mais, bien au contraire, l’affirmation que la liberté c’est autre chose ; très précisément, que c’est la possibilité de choisir entre un éventail limité- et par conséquent significatif- de possibilités.

En effet, l’homme libre sait que, quand il agit librement, et qu’il choisit l’un de ces actes possibles, il s’engage vis-à-vis de ce dernier, il s’attache à son sens. C’est pourquoi, agir librement suppose, obligatoirement, que l’on renonce à l’idée imaginaire d’une liberté absolue : l’acte librement choisi oblige, attache, compromet. Et ce que nous disons de l’homme libre est aussi valable pour n’importe quel texte : l’artiste libre n’est pas celui qui dit n’importe quoi, mais celui qui sait que la première chose dite limite nécessairement ce qui peut être dit par la suite.

Revenons donc au point de départ.

Nous mettions en garde contre ce cliché qui identifie le surréalisme à cette idée ingénue d’une liberté absolue.

C’est pourquoi, tout texte artistique qui vaut la peine est celui qui peut être lu – et mérite de l’être : de sorte que, nécessairement, il est habité par une certaine cohérence. Il revient à l’analyse d’en rendre compte. Evidemment c’est aussi valable dans le cas du surréalisme en général et de Luis Buñuel en particulier.

C’est pourquoi, avant tout, ce livre se veut une invitation à s’écarter de ce cliché qui fait de Buñuel le cinéaste de la liberté par excellence. Un cliché qui, par ailleurs, est extrêmement choquant puisqu’il s’applique à un cinéaste qui a donné pour titre à l’un de ses derniers films les plus célèbres : Le fantôme de la liberté et qui, de plus, l’a commencé avec le plus anti-libertaire des cris : Vivent les chaînes !

Donc, redisons-le, un homme libre n’est pas celui qui n’a pas de chaînes, mais celui qui choisit les siennes. C’est pourquoi, dans ce qui suit, nous essaierons de montrer à quel prix Buñuel lui- même en a fait l’apprentissage. En effet, au début de son œuvre il n’en savait rien. Au contraire, il croyait, ingénument, qu’il était possible de se libérer de toute chaîne. C’est ce Buñuel-là qui fut surréaliste.

 

 

Mes remerciements à Amaya Ortiz de Zárate et Aitana González, qui m’ont aidé dans la correction du manuscrit, et à Annie Bussière-Cros pour l’excellente traduction française de cette édition.

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Fotos Buñuel 5

La deesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La deesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussiere
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 


INTRODUCTION


NUIT, LUNE, NAVAJA (UN CHIEN ANDALOU, 1929)

Buñuel, Lorca, Dalí

“ Un chien andalou ”
Absurde / surrealisme
Histoire d’un titre
Lorca et Buñuel
Lorca, Buñuel, Dalí
Un chien andalou
Du contexte au texte : jeux dédiés à la tête de Luis Buñuel
Le chien andalou : la reponse bunuelienne

Un chien andalou et Nocturnes de la fenetre

“ Un chien andalou et Nocturnes de la fenetre
Le regard, le champ/contrechamp/le point de vue
Inversion
Différences
Deux fillettes, lune, femme
Vent, lune, fenêtre : le bras de la nuit
Homme, nuit, lune, bras, couteau
Un evenement, a la fois désiré et terrible
Comment veut la couper le couteau du vent
Nuage et mousseline. odeur de citron, instant immense


AMOUR FOU DANS LE JARDIN (L’ÂGE D’OR, 1930)

Surréalisme / psychanalyse : désir

L’Âge d’Or: Buñuel y Freud
L’etreinte dans la boue
Femme, latrines, lave : metonymie, metaphore
Deux points de vue sur rome
Surrealisme / psychanalyse : desir

Transgression, provocation, perversion

Aux limites du lisible
Provocation, violence
Violence et énonciation : l’énonciateur souverain
Les paradoxes de l’avant-garde
Sade et Buñuel : déconstruction, perversion, psychopathie

Sur le fil de la desconstruction : un désir qui lutte pour s’écrire

Un désir qui lutte pour s’écrire
L’amante, la vache, le lit
Miroir, invocation, désir
La Vénus au miroir
Désir, suspens, récit
De l’ordre du récit à celui de la déconstruction
Doigt bandé

Les multiples visages du père

Le père
Les pères de l’eglise et le dignitaire majorquin
Le ministre de l’intérieur : la tâche
Le garde parricide
Le chef d’orchestre
Jésus-Christ
Honteux de son père

La mort du père

La mort du père : hallucination
J’allai fumer une cigarette sur le balcon
Le Pape : ¿papa ?
La mort du pere : le joli revolver
La mort du pere. occupant le lieu du pere
Bottes trouees, pieds nus
La mort du pere : paris
La question du pere n’est pas resolue : rêves

Amour fou dans le jardín

Observons la scène primitive
Jardin, jarre, statue
La scène et ses spectateurs
La fonction de la musique
Images d’angoisse et de désarroi
Le sexe obturé : l’acte amoureux impossible
Les pieds nus du père
” Surtout que personne ne le lui dise ”

Tuer le père

Le signifiant et le désir
La déesse et le ministre de l’intérieur
La formule du texte des avant-gardes : tuer le père
Un cadavre étendu sur le toit
Le führer et la dame formidable

La déesse et la castration

Vierge, reine, déesse
L’objet de désir se transforme en phantasme de mort
Les cuisses écartées de Gala
La jouissance et l’invocation du parricide
Le concert s’interrompt
Ce qui échoue dans la partition
Castration

Parricide

Au centre du film : un gardien parricide
Au centre du film : la femme qui jouit seule
La scène parricide
Un père qui s’approche par derrière
” On ne doit jamais tirer dans une pièce fermée ”
L’effondrement de la fonction paternelle
La violence aveugle du réel


IL ET LA DÉESSE (ÉL, 1952)

La vérité du discours du paranoïaque

Qui est «Il» ?
Dieu : loi inflexible
La Vérité
Le procès. La demande au sujet de l’origine
La vérité de son désir à elle
La justice
La vérité du discours du paranoïaque

La déesse qui régit les rythmes de la folie

L’autre vérité qui doit être tue ; l’impuissance
La vierge du fétichiste
Il peut être aussi le cinéaste
Les deux autels
Une déesse qui préside tout
La déesse qui régit les rythmes de la folie
La solution finale
L’adorer, la restaurer, l’anéantir
La solution finale


CODA

El tema de la Adoración de los Reyes en el arte europeo

Francisco Rizzi, Adoración de los Reyes Magos, Museo del Prado, Madrid, 1663 aprox.

 

Jesús González Requena
Los 3 Reyes Magos. O la eficacia simbólica
1ª edición: Ediciones Akal, Madrid, 2002
ISBN: 84-460-1735-0
de esta edición: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

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    El tema pictórico de la Adoración de los Reyes constituye uno de eso hilos a través de los cuales puede seguirse la trasformación de la pintura de Occidente -y, en cierto modo, el lector de este libro ha sido invitado a hacerlo a través de las imágenes que acompañan al texto.

    Sin embargo, el motivo de la presencia de esas imágenes, en un libro como este, no es tanto el convocar a ese recorrido, el hacer perceptibles las transformaciones plásticas del que ese tema ha sido objeto a lo largo de la historia de la pintura, sino, más bien al contrario, hacer perceptible lo que permanece constante: es decir, la estructura misma del tema: sus elementos invariantes, constitutivos.

    Los animales faltan con frecuencia, a veces lo hace también el propio San José, incluso en algunos casos el portal puede no estar presente. Esto es, entonces, lo que se manifiesta insustituible, la matriz nuclear del tema que ya no puede ser reducida sin que éste resulte irreconocible: la Virgen, el Niño, los Reyes Magos.

    Y por lo que se refiere a la disposición de esos elementos, esto es lo invariable: su configuración en dos campos dispuestos el uno frente al otro -lo que, en términos pictóricos, puede realizarse, según los casos, ya sea por lateralidad, izquierda / derecha, o en profundidad, primer / segundo término. A un lado, o en un plano, la Virgen con el niño, En el otro, los Magos. Y siempre, articulados esos planos por una relación de adoración. No puede extrañar, por eso, que la palabra “Adoración”, junto con “Epifanía” -pero ésta constituye ya el nombre propio del acontecimiento representado- sea la más común para nombrar las obras dedicadas a este tema.

    La adoración es, propiamente, una relación: exige de dos términos: el que adora y lo adorado. Hay, pues, un sujeto y objeto de la adoración. Mas no es, sin embargo, una relación que pueda describirse como un reparto de papeles entre lo activo y lo pasivo, por más que las construcciones lingüísticas parezcan sugerirlo. Pues cuando, por ejemplo, decimos: él la adora, ella es por él adorada, no es evidente que el sujeto gramaticalmente activo sea sujeto activo de un acto: el que adora no hace, contempla. Y lo mismo por lo que al objeto de la adoración se refiere: parece inexacto decir que padece la adoración; más bien al contrario, en ella, reina. O podríamos decir -ello es lo que significa la palabra Epifanía-: se manifiesta activamente y son más bien los otros, los que adoran, quienes padecen esa manifestación -la turbación de los Magos lo anota una y otra vez.

    Tal peculiaridad de esa relación que es la de adoración se haya sin duda vinculada al mundo de lo sagrado. O mejor, es interna a ella: cuando hablamos de adoración fuera de ese mundo, lo hacemos por extensión metafórica de sus propiedades. Adorar algo es siempre comportarse, ante ello, como si fuera sagrado. Y en esa medida: no tocarlo, solo contemplarlo, venerarlo; renunciar a todo acto que lo constituya en objeto. En suma: aquello que constituye objeto de adoración es sagrado, es decir: tabú.

    Ahora bien, ¿qué es lo que en esa representación se adora? Existe, para ello, una respuesta inequívoca en los escritos religiosos: al recién nacido hijo de Dios. Y, sin embargo, es esta una respuesta insuficiente, pues solo en parte coincide con lo que las representaciones pictóricas muestran. Repitámoslo: la Virgen misma constituye, junto al Niño, elemento esencial de la estructura: no puede no estar presente; a diferencia de lo que con San José sucede, no existe adoración alguna de los Reyes en la que ella se halle ausente.

    En la gran mayoría de los casos, además, las figuras de ambos se encuentran fundidas en un mismo conjunto compositivo: la Virgen, sentada, con el niño -muchas veces erguido- en su regazo, configurando una suerte de figura única, serena y esplendorosa, diríase excepcionalmente plena. Y es esa figura compositiva que ella y el niño forman la que define siempre el lugar prominente, central, de la pintura.

    La adoración de los Magos,
    Santa María della Pieve, Arezzo

    Existe, por lo demás, una prueba definitiva de la importancia de la Virgen en las representaciones de la Adoración de los Magos. Como se sabe, en la pintura cristiana, hasta los albores del renacimiento, las dimensiones de las figuras en la pintura no estaban sometidos al todavía inexistente orden de representación perspectivista. Era el suyo, por el contrario, un orden no analógico, sino cifrado: la razón del tamaño, de la dimensión compositiva de cada figura, dependía de su posición en una jerarquía sólo definida por su proximidad a la divinidad.

    Pues bien esto es lo notable: había algo que escapaba a esa regla; a pesar de ella, contraviniéndola, la figura de la madre fue siempre más grande que la del Niño, no obstante siendo éste la encarnación misma de la divinidad -el Dios hecho hombre.

    Literalmente: no es el Niño Dios la figura más grande, sino la Virgen; autentica protagonista de la representación en esa imago de plenitud que alcanza con la presencia de ese Niño en su regazo, diferente pero a la vez compositivamente fundido con ella, eliminando en ella toda incompletitud, toda carencia.

    Pero lo que se hace más visible en ese primer arte cristiano, no dejará de estar presente siempre en el despliegue del tema de la Adoración, ya sea en el Renacimiento o en el Barroco. Pues aunque para entonces será el orden analógico estructurado por la geometría perspectiva el que defina las dimensiones de las figuras, otros procedimientos pictóricos -la luz, el color, la composición- mantendrán tanto su dimensión dominante como la cohesión de esa imago de la mujer que alcanza la plenitud de su irradiación con la presencia del niño -tantas veces erguido- en su regazo.

    Insistamos en ello: la Virgen es insustituible en la escena: nunca han sido vistos -en la historia plástica europea- los Magos de Oriente adorando tan solo al Niño, en ausencia de ella. José, los animales del establo, el portal mismo podrán estar, en ocasiones, ausentes. Pero jamás ella. Pues ella, en tanto mujer, reina como madre. Una suerte de memoria intrahistórica -al modo unamuniano, exterior, indemne a toda conciencia- de las más arcaicas divinidades femeninas del mediterráneo emerge así chocando con la cerrada lógica masculina del Dios Verbo. Un choque, este sí, de excepcionales dimensiones históricas, tanto por lo que se refiere a la historia de la religión como a la del arte. En cierto modo, el tema de la Adoración de los Magos contiene la llave misma de la historia de la pintura de Occidente. Pues esa historia fue posible porque aquel choque tuvo lugar quebrando la tradición anicónica hebrea.

    Diego Velázquez, Coronación de la Virgen,
    Museo del Prado, Madrid, 1645 aprox.

    La mujer, a la vez virgen y madre -no sólo, por tanto, como ingenuamente se achaca al cristianismo, madre, sino también virgen-: porque ella encontró su lugar y dignidad en el relato mitológico cristiano hubo pintura -y por tanto historia de la pintura- en Occidente. Y una dignidad sin duda notable. Pues desde luego, y en ello el cristianismo se apartó igualmente de las ancestrales religiones mediterráneas, ella, la mujer, no podía ser diosa. ¿Menor dignidad, entonces, como todos se empeñan en deducir? Quizás no. Pues no es eso, en todo caso, lo que la historia de la pintura escribe. En ésta, repitámoslo, ella, no siendo divina, es siempre más grande -y su figura más densa- que la del Niño Dios. No menor dignidad, entonces, sino diferente: ella, la mujer, en la historia del cristianismo, es lo otro de la divinidad. Pues lo divino es el Verbo, la palabra en lo que en ella hay de irreductible tanto al mundo de las imágenes como al mundo de lo real. La Mujer, entonces, como lo otro del Verbo, pero a la vez como lo que lo recibe y recibiéndolo se diviniza. Sólo si tomáramos la distancia antropológica suficiente podríamos percibir el extraordinariamente refinado grado de diferenciación simbólica de los sexos que el cristianismo llegó, por esa vía, a alumbrar.

    La Mujer, Virgen y Madre, reina de la escena: serena, plena, completa. Mas no divina. Pues lo divino es su hijo. Pero sí, en cambio, sagrada. Tabú. Los Reyes Magos de oriente la adoran. Pero también depositan ante ella su cifra. Ese otro invariante decisivo de la escena: su ser tres, su entregar tres regalos; una cifra encarnada y actuada a través del gesto de donación de sus presentes.

    Y una cifra que reintroduce -más allá de ese presente de esplendor estático- el relato. Pues los Reyes Magos, con su presencia, no sólo adoran a la Virgen Madre, sino que reconocen la divinidad no en ella, sino en el niño -el hijo- destinado a separarse de ella. Y a recorrer un trayecto -también eso dicen con su presencia- que conducirá a la muerte en la cruz.

    Diego de Velázquez, Cristo crucificado,
    Museo del Prado, 1632 aprox.
    Diego de Velázquez, Cristo crucificado, Museo del Prado, 1632 aprox.

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