Les multiples visages du père

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

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Le père

Plus tard le film nous dira pour quel motif ce doigt est enflammé. Mais ce qui est tout aussi remarquable c’est que, sans solution de continuité, la femme qui parle de son doigt endolori demande où est son père – celui qui est destiné, en somme, à autoriser l’engagement amoureux – ; ce dernier, bien qu’il soit revenu, est absent ; car il se trouve dans le local à pharmacie.

Mère : ¿ Tu as la main bandée ?

Fille : Oui, çà fait plus d’une semaine que j’ai mal à ce doigt

Fille : Dis-moi, maman, est-ce que papa est revenu ?


Mère : Oui, il est dans le local à pharmacie.


Mère : Après il ira s’habiller pour la réunion.

Un père, donc, plongé dans ses drogues. Mais aussi : un père réduit à un masque élégant qui, vu les mouches qu’il attire, ne peut cacher que de la putréfaction – qu’on se souvienne que l’adjectif putréfié, pour les garçons de la Résidence des Etudiants, résumait tout ce qui concernait le passé honni, tant sur un plan idéologique que quotidien, social et familial.

Et, après tout, le fête dont parlent les deux femmes dans ce même dialogue, la grande fête qu’elles préparent dans leur demeure et qui remplira la plus grande partie du film restant, ne pourrait-elle pas occuper, étant donné qu’elle est située après ce dialogue, le lieu de célébration de cette demande en mariage ? Or, c’est tout le contraire qui se produit : le protagoniste se rend bien à cette fête, et il y rencontre les parents de celle qu’il aime. Sauf que, au lieu de la demander en mariage à ces derniers, il les gifle sans raison : la mère physiquement et le père symboliquement, puisqu’il frappe son épouse en sa présence.


L’insignifiance de ce père a pour corollaire le déchaînement d’enthousiasme chez sa fille qui contemple l’agression :


Finalement, ce même enthousiasme ne pourrait-il pas également être celui de la jeune fille amoureuse qui observe comment son père accorde sa main à son prétendant ?


Les pères de l’église et le dignitaire majorquin

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Mais ce père putréfié n’est pas seul. Bien au contraire : dans L’Âge d’or, il existe véritablement une multitude de personnages qui incarnent comme lui la fonction du Destinateur du récit – c’est-à-dire, de la figure symbolique, et par conséquent de nature paternelle, qui incarne et énonce la loi. On a déjà eu l’occasion de rencontrer les Pères de l’Eglise

ainsi que le dignitaire majorquin qui avait lu le discours de fondation – et qui avait été reconnu comme le chef de ceux qui avaient réprimé l’étreinte dans la boue -, quelqu’un en somme, qui, à la fois, interdit, énonce la loi et fonde l’ordre social.



Le ministre de l’intérieur : la tâche

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Plus tard, ce sera le Ministre de l’Intérieur en personne – et il convient, bien sûr, de prendre cette expression au pied de la lettre : en est-il une plus appropriée pour décrire le sur-moi ? ; le père, en tant qu’incarnation de la loi, intériorisée, gouvernant le sujet de l’intérieur – qui sera là pour charger le protagoniste du film d’accomplir la tâche qui, sur le mode du récit classique, devrait l’élever à la stature de héros.

L’Assemblée Internationale de Bienfaisance vous nomme délégué en chef et ce document témoigne de la confiance que moi, comme représentant de la patrie, je vous concède. Nous espérons tous que vous vous montrerez digne de cette confiance afin que vous sachiez accomplir de façon satisfaisante la haute mission que nous vous avons confiée. De votre esprit de sacrifice, de votre courage à toute épreuve dépend la vie de centaines d’enfants et de femmes…

De sorte que la Tâche semble précise, minutieusement énoncée et visuellement octroyée, au point de constituer pour le sujet qui la reçoit l’équivalent de la plus noble des cartes d’identité ; de fait les policiers le relâcheront immédiatement quand ils la liront – car cette séquence est introduite sous forme d’un flash-back qui commence au moment où les policiers qui le conduisent en prison lisent le document que le ministre de l’intérieur lui avait remis.


Mais il faut ajouter : énoncée de façon prolixe et minutieuse jusqu’à l’hypertrophie et, donc, jusqu’à la parodie – de même qu’auparavant le discours du dignitaire majorquin avait été l’objet d’une parodie – : le protagoniste lui-même, une fois le flash-back terminé, encadré par les policiers, chantonne la fin du discours du ministre.


…et de vieillards, et de la sorte notre honneur et celui de la patrie, engagée dans une entreprise si haute et généreuse, seront réaffirmés…

Or, cette Tâche qui, dans le récit classique, constitue l’identité symbolique du sujet, dans la mesure même où elle est identifiée à une mascarade hypocrite et creuse, ne sera pas réalisée, bien au contraire, elle sera rejetée, et même, plus tard – quand l’appel du Ministre de l’Intérieur interrompra la rencontre amoureuse – objet d’un violent mépris de la part du sujet.


Le garde parricide

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Et puis un autre père, mais cette fois incarnant la négation criminelle de sa fonction la plus élémentaire : le garde qui tire sur son fils parce qu’il a abimé la cigarette qu’il était en train de rouler.















Le chef d’orchestre

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Plus tard : le vieux chef d’orchestre auquel tous les invités de la fête manifestent le plus grand respect. Quelqu’un qui, à son tour, à un moment donné, incapable de réaliser la tâche qui le constitue en tant que tel, interrompra brusquement le concert, assailli par un violent mal de tête, et se dirigera, comme un somnambule, vers le coin du jardin où se trouvent les amants ; finalement il y recevra, l’étreinte lascive d’une femme qui, vu son âge, pourrait bien être sa fille.
























Jésus-Christ

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Ainsi, c’est de façon parfaitement systématique que le film s’attache à pervertir la fonction symbolique du destinateur donnant à voir clairement la solide structure perverse de son discours.

On ne s’étonnera donc pas que la séquence de clôture choisisse comme protagoniste Jésus-Christ en personne – dont Buñuel lui-même avait dit qu’il était interprété par un acteur spécialisé à cette époque dans ce rôle (50) -, identifié à un libertin sadien qui introduit de nouveau dans son château l’une des filles qui avait tenté de fuir l’orgie à laquelle elle avait été soumise ; il fait avec elle quelque chose dont nous ne savons rien en dehors du cri déchirant que l’on entend derrière la porte fermée quelques instants avant que le personnage sorte de nouveau, désormais rajeuni et sans barbe.











(Cri)


Présence hypertrophiée donc de la figure paternelle et, en même temps, désignation hypertrophiée de l’échec de sa fonction.

Il ne peut en être autrement : puisque que tout ordre est rejeté, l’ordre du récit le sera en premier. Et le récit, dans sa manifestation emblématique, proprement symbolique, définit le summum de la fonction du Destinateur.

Ainsi donc, la rébellion du cinéaste se manifeste d’abord – et de manière exceptionnelle – dans la moquerie et par conséquent le mépris à l’adresse du père. (51)

Pour comprendre jusqu’à quel point c’est cela qui est en jeu – et jusqu’à quel point cela prend une importance que le ton railleur du texte semblait vouloir dissimuler – la voie la plus rapide et la plus efficace nous est offerte par un autre texte buñuelien : il ne s’agit cette fois-ci d’un film mais d’une autobiographie qui, rédigée pat Jean-Claude Carrière, fut publiée sous le titre de Mon dernier soupir. (52)


Honteux de son père

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« Je n’étais venu à Madrid qu’une seule fois, avec mon père, pour un bref séjour. En y revenant en 1917, avec mes parents, pour y chercher un endroit où continuer mes études, je me sentais d’abord intimidé, paralysé par mon provincialisme. J’observais discrètement, pour les imiter, comment les gens s’habillaient et se comportaient. Je me rappelle encore mon père, coiffé d’un canotier, me donnant des explications à haute voix, en s’aidant de sa canne, rue d’Alcala. Les mains dans les poches, tournant un peu le dos, je faisais comme si je n’allais pas avec lui. » (53)

On ne manquera pas de souligner la date à laquelle cela se produit : 1917, l’année où éclate la révolution soviétique. Là, dans la rue Alcalá, en 1917, ce petit monsieur de province, nouveau venu dans la capitale et honteux de son père, de son chapeau de paille et de sa façon peu élégante de montrer à l’aide de son bâton. La biographie et l’histoire se croisent et se superposent : la révolution qui fascinera immédiatement le jeune homme sera aussi, pour cette raison, le moyen d’expression du mépris envers le père qu’il trouve pathétique.

On relèvera l’expression à la fin de la citation dans laquelle on comprend la honte que ressent le jeune homme devant la possibilité d’être reconnu par les gens comme le fils de ce père pathétiquement provincial : Moi, les mains dans les poches, je regardais ailleurs, comme si je n’allais pas avec lui. (54)

Evidemment, ce comme si je n’allais pas avec lui doit être lu dans le sens de comme si je n’étais pas avec lui, puisque tel est le désir du garçon : que les gens qui passent dans la rue ne l’associent pas à cet homme grossier qui lève sa canne pour montrer les choses en attirant sur elles l’attention de son fils. Bon : si, de fait, cette expression est bien employée dans ce sens, on remarquera cependant que ce n’est pas l’expression qui a été choisie. C’est pourquoi, au lieu du verbe aller c’est le verbe être qui est employé. Lui, le jeune Buñuel, même s’il était et allait avec son père, se sentait, comme un adolescent, honteux à cause de cela et ne voulait pas qu’on le perçoive sous ce jour. Par ailleurs, très peu de temps après, il en sera réellement ainsi : le père retournera en Aragon, il s’en ira, et le fils se verra donc libéré de cette présence : il ne se trouvera plus, il n’ira plus avec lui.

Sans aucun doute, la scène qui nous occupe est celle de la séparation d’avec le père, en effet on ne parlera plus de lui dans Mon dernier soupir jusqu’au récit de sa mort. Une séparation sans adieux, qui opère donc dans le texte comme une séparation définitive. Bien sûr, père et fils se reverront pendant les vacances, mais on ne nous en dit rien dans l’autobiographie : c’est bien là le moment de la séparation, vécue comme une libération, mais en même temps assombrie par la faute – voilà comment j’ai traité mon pauvre père, semble suggérer le Buñuel octogénaire qui parle depuis le présent de l’énonciation de son autobiographie.

Como si no fuera con él, le verbe aller, sans doute, mais aussi le verbe être. En effet, il se trouve qu’au passé du subjonctif le verbe aller ( ir ) et le verbe être ( ser ) sont les mêmes ( fuera ). Et, après tout, pour de bonnes raisons : c’est le voyage – comme l’a expliqué Machado – qui fait le voyageur : qui modèle son être. C’est donc la relation fondatrice de l’être du fils en relation avec le père qui émerge dans cette scène de l’autobiographie buñuelienne, anecdotique seulement apparence – après tout il ne peut y avoir de place pour l’anecdotique, si l’on entend par là ce qui manque d’importance, dans un texte qui non seulement porte le nom de Mon dernier soupir mais l’est réellement : le dernier texte, le texte posthume du cinéaste.

Mais la différence entre les deux expressions comme si je n’étais pas avec lui et comme si je n’allais pas avec lui ne se limite pas à la substitution de se trouver
(estar) par aller-être ( ir-ser ), mais concerne, aussi, ce que l’on perçoit, dans l’expression choisie, comme un étrange coup de force, ce qui, dans l’expression choisie, dénote la présence étrange d’une autre expression qui aurait été détournée. Perception d’un détournement qui disparaîtrait tout naturellement si le texte était le suivant :

« Moi, les mains dans les poches, je regardais ailleurs, comme s’il n’était pas avec moi. »

Comme si je n’étais pas avec lui. Comme s’il n’était pas avec moi. Moi et lui se croisent et se substituent l’un à l’autre signalant le lieu d’une identification jamais résolue. Comme si. C’est bien d’une fiction qu’il s’agit.


Notas

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(50) Buñuel, Luis : 1982: Mi último suspiro, Plaza y Janés, Barcelona, 1996, p. 32: “Finalement l’acteur qui jouait le rôle du duc de Blagis dans la dernière partie du film – hommage à Sade – s’appelait Lionel Salem. Il s’était spécialisé dans le rôle du Christ et il le joua dans de nombreuses productions de l’époque.”

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(51) González Requena, Jesús: 1992: Eisenstein. Lo que solicita ser escrito, Editorial Cátedra, Madrid, 1992.

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(52) Buñuel, Luis : 1982, Mi último suspiro (autobiographie recueillie et organisée par Jean-Claude Carrière). Plaza y Janés, Barcelona, 1996.

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(53) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 59.

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(54) Note de la traductrice : dans le long développement qui suit, J. González Requena analyse les glissements sémantiques subtiles entre les trois verbes et auxiliaires espagnols : ir, ser, estar . Ser se traduit en français par être, il désigne l’existence même du sujet, son essence, en revanche, estar qui se traduit également par être, ou se trouver, désigne une situation du sujet dans l’espace ou

dans le temps De plus les verbes ser (être) et ir (aller) ont le même imparfait du subjonctif : fuera.


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