Surréalisme / psychanalyse : désir

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

 

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L’Âge d’or : Buñuel y Freud

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Le titre L’Âge d’or n’est pas plus gratuit que Un chien andalou. Et dans cette mesure s’y dessine clairement aussi bien les programmes esthétique et politique que biographique du film. Bien qu’on ne l’ait pas perçu jusqu’à aujourd’hui (30), il constitue une référence intertextuelle à une œuvre publiée quelques années auparavant par l’une des figures qui ont exercé une intense influence aussi bien sur le cinéaste que sur l’ensemble du mouvement surréaliste. En effet, l’expression choisie – L’Âge d’or – figure presqu’au début de L’avenir d’une illusion (31), une œuvre publiée par Freud trois ans avant la réalisation du film de Buñuel.

Freud s’y interrogeait sur le devenir probable de notre culture et pour ce faire il examinait les idéaux de la Modernité – qu’il qualifiait, dans une expression extrêmement acérée, d’illusions -, tout en mettant en question leur viabilité :

« On est tenté de penser que serait possible un règlement nouveau des relations humaines tel qu’il ferait se tarir les sources de l’insatisfaction qu’inspire la civilisation, en la faisant renoncer à la contrainte et à la répression des pulsions, de sorte que les êtres humains pourraient s’adonner, sans être perturbés par aucun conflit interne, à la leur conquête de biens et à leur jouissance. Ce serait L’Âge d’or (…) »

« Mais Freud ajoute aussitôt : il semble bien plutôt que toute civilisation doive nécessairement s’édifier sur la contrainte et le renoncement aux pulsions (… ) Il faut compter, me semble-t-il, avec le fait qu’existent chez tous les êtres humains des tendances destructrices, donc antisociales et hostiles à la civilisation (…) » (32)

Ainsi donc, l’individu, et l’agressivité qui l’habite, se révèle être le principal obstacle à la culture et la civilisation :

« Chaque individu est virtuellement un ennemi de la civilisation (…) »

«Il est remarquable que les êtres humains tout incapables qu’ils sont de vivre en individus, n’en ressentent pas moins comme lourdement oppressants les sacrifices qu’attend d’eux la civilisation pour rendre possible la vie en communauté. » (33)

Tel est le jugement de Freud. Et tel est, également, le point de départ de Buñuel dans son Âge d’Or. De fait, ce sont ces mêmes idéaux que développe le discours proféré, au début du film, par l’un des personnages :

Mesdames et messieurs : notre terre, repartie équitablement et travaillée dans la tranquillité ne se détruit pas, au contraire, elle produit plus. Nous devons accepter de pouvoir, en temps de paix, rivaliser en réussissant à développer nos plus grands efforts. Mais personne ne doit essayer de le faire seul. Unis, nous le pouvons…Nous avons sur terre de nombreux facteurs de développement. C’est ainsi que nous avons la matière première elle-même. Je veux dire, l’argile qui contient tout ce qu’il faut pour obtenir la pâte, le papier, qui bénéficiera à ses propriétaires lesquels contribueront pour leur part au développement de la productivité de la terre au bénéfice de tous.

Et ce discours n’est certainement pas prononcé par n’importe qui mais par un haut dignitaire en tête de la procession à laquelle participent toutes les forces vives de la société – des hommes d’affaire, des militaires, des politiques, la hiérarchie religieuse -, qui termine devant des restes que l’on identifie facilement comme étant ceux des Pères Fondateurs : un groupe de squelettes revêtus des robes des hauts prélats catholiques.

Dans les paroles du politique petit et moustachu résonne l’idéal de la modernité, tel qu’il était résumé dans le contrat social de Rousseau : l’intérêt de tous, le pacte social par le travail, la production et la paix (34).


L’étreinte dans la boue

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Mais face à cet idéal, et à la collectivité civilisée à laquelle il s’identifie – toutes les classes éclairées se trouvent là réunies, respectueusement attentives aux paroles récitées par l’orateur -, l’individu se rebelle, livré à la satisfaction immédiate de ses passions les plus primitives : un couple d’amant, totalement indifférent à ce discours, s’enlace passionnément à quelques mètres de là.


Si tous dirigent leurs regards vers eux c’est parce que le cri de jouissance de la femme a interrompu les paroles du haut dignitaire. Et tous contemplent donc indignés ce couple qui s’enlace dans la boue – d’un côté, en hauteur, le dignitaire, debout, digne et sans tache, de l’autre, dans les bas-fonds, les corps salis par la passion qui se tordent dans la boue, embrasés par la passion. On pourrait aussi ajouter la vitalité de la passion, l’élan de la pulsion, face à la mort incarnée dans ces squelettes des Pères de l’Eglise.

Et, en effet, on peut dire qu’ils sont morts, car les images qui prolongent la séquence, quand les élégants assistants à la cérémonie en hommage à ces squelettes ont séparé les amants, semblent illustrer, littéralement, l’un des plus célèbres dictons du premier d’entre les Pères de l’Eglise : le inter urinas et faeces nascimus de Saint Augustin (35) – un énoncé, il faut ajouter, également présent dans l’œuvre que Freud allait rédiger la même année que la réalisation de L’Âge d’or : Malaise dans la culture (36)
.


Femme, latrines, lave : métonymie, métaphore

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Un premier plan de l’amant, encore dans la boue, alors que la femme lui a déjà été arrachée, détourne son visage de la perte déchirante et regarde les retrouvailles exaltantes avec l’objet d’amour :

C’est pourquoi la suite prend la forme d’une vision qui restitue la silhouette du buste de la femme assise dans les toilettes sur la cuvette du water.


Puis, après un fondu enchaîné, l’image du water, vide et ouvert, tandis qu’une inquiétante forme ondulante et obscure occupe la place du papier hygiénique.

L’enchaînement des plans n’est pas, bien évidemment, simplement descriptif : au contraire, à travers une disposition d’abord métonymique, il vise la configuration d’une métaphore brutale dans laquelle la femme et le water se substituent l’un à l’autre en tant que termes métaphorique et métaphorisé.

Puis, dans le prolongement de cette même chaîne, relançant donc l’enchaînement métonymique scatologique, une grande masse de lave ardente envahit l’écran, tandis que sur la bande sonore on entend le bruit de la chasse – d’eau du water.



En tout cas, la simple répression du désir passionné du sujet – et, par conséquent, l’exclusion sociale de celui qui ne l’observe pas : si la femme a été écartée, escortée par deux religieuses, l’homme est violemment arrêté par deux policiers -, rend possible l’émergence d’un discours civilisateur.


Et cependant, à un moment donné, de façon inespérée, ce discours civilisateur rencontre -et relance- la chaîne métonymique qui a commencé avec la boue dans laquelle se sont enlacés les amants et se poursuit avec la femme, le water et la lave.

Nous avons sur la terre de nombreux facteurs de développement. C’est ainsi que nous avons la matière première elle-même. Je veux dire, l’argile qui contient tout ce qu’il faut pour obtenir la pâte, le papier, qui enrichira ses propriétaires, lesquels contribueront à leur tour au développement et à la productivité de la terre au bénéfice de tous.

La pâte molle de l’argile encore humide qui apparaît alors sur les images constitue le dernier élément de la chaîne scatologique :

On est surpris par la pure logique freudienne- telle qu’elle est développée dans L’avenir d’une illusion et dans Malaise dans la civilisation- qui régit les images et les cartons qui suivent ces mots :

« En l’année de grâce 1930, à l’endroit occupé par les restes de quatre majorquins fut posée cette première pierre pour la fondation de la ville de…»

« … la Rome impériale.
L’ancienne maîtresse du monde païen est depuis des siècles le siège séculaire de l’Eglise.
Quelques aspects du Vatican, le plus solide pilier de l’église. »

Une logique argumentative – dirons-nous – proprement freudienne : seule la répression de la pulsion rend possible la construction de la civilisation ; une boue tout-à-fait semblable à celle dans laquelle se roulent les amants et qui, une fois leurs corps soumis, asséchée, solidifiée, et convenablement sublimée, devient une construction culturelle.


Deux points de vue sur Rome

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Il y a cependant une différence de ton notable entre Freud et Buñuel : en effet, le premier exprime son adhésion à ces idéaux, tout en dénonçant de façon dramatique non seulement leur improbable réalisation, mais, surtout, les risques de désintégration pour la civilisation qui les a créés :

« La civilisation doit être défendue contre l’individu, et ses institutions, ses dispositifs et ses impératifs se mettent au service de cette tâche ; ils n’ont pas pour seul but d’assurer une certaine répartition des biens, mais aussi de maintenir cette répartition, il faut même qu’ils protègent, contre les impulsions hostiles des êtres humains, tout ce qui sert à dompter la nature et à produire des biens. »

« Les créations humaines sont faciles à détruire, et la science et la technique, qui les ont édifiées, peuvent aussi être utilisées pour les anéantir. » (37)

De sorte que Freud, tout en connaissant leurs contradictions inhérentes, faisait siens les idéaux de la modernité et, dans cette mesure, s’inquiétait devant la crise de plus en plus évidente qui les affectait. C’est pourquoi, dans Malaise dans la civilisation, ce texte capital qu’il écrivit, je précise, l’année du tournage de L’Âge d’or, il affirmait que :

« En raison de cette hostilité primordiale entre les hommes, La société civile se voit toujours au bord de la désintégration. » (38)

« Le programme du principe de plaisir est en lutte avec le monde entier, qu’il s’agisse du macrocosme comme du microcosme. Ce programme n’est même pas réalisable, car tout l’ordre de l’univers s’y oppose, et nous irions jusqu’à affirmer que le plan de la “Création” n’a pas pour but le “bonheur ” de l’homme. » (39)

Podría acusarse a Freud de dramatismo excesivo, de tender a percibir el proceso histórico en términos apocalípticos. Pero eso sería olvidar que sólo seis años después de que ese libro fuera escrito estalló la Segunda Guerra Mundial.

En revanche, le ton de Buñuel est totalement différent : en l’absence de tout dramatisme, l’énonciation de L’Âge d’or, qui méprise sans nuances tous ces idéaux, qui ne voit en eux rien d’autre qu’une mascarade hypocrite – et l’on reconnaît bien là les présupposés idéologiques du surréalisme – semble acide et burlesque.

Le texte des titres qui, d’abord, semblait reprendre le ton rhétorique du discours du dignitaire – En l’an de grâce 1930… -, se réoriente, dans une intention sarcastique, vers le mode de discours touristique – Quelques aspects du Vatican, le plus solide pilier de l’Eglise. Et le sarcasme continue quand la caméra, en s’approchant de la façade principale du Vatican et, à partir de là, du balcon d’où le Pape s’adresse habituellement aux croyants réunis sur la place Saint Pierre, trouve cette note collée sur la vitre :

« J’ai parlé au gérant, qui nous a promis de nous laisser le loyer à de très bonnes conditions. Si tu veux, nous irons directement chez lui depuis la gare, de sorte que tu pourras laisser Pierrot et Ninette avec le chauffeur. Je suis très curieux de savoir à quoi tu fais allusion dans ta lettre. Rien de plus. À très bientôt. Un baiser de ton cousin. »

Rome apparaît donc, dans L’Âge d’or, comme l’expression emblématique de la civilisation occidentale et, dans cette mesure, comme un objet de plaisanterie auquel il manifeste – non seulement vis-à-vis de sa dimension religieuse et historique, mais aussi artistique – un total détachement. Même ses ruines les plus anciennes – comme celles du Colisée, qui figurent dans l’un des plans du film – ne semblent pas susciter en lui le moindre intérêt.



Surréalisme / psychanalyse : désir

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Voilà une question qui, en tout cas, invite à méditer plus longuement cette différence de ton que j’ai signalée entre Freud et Buñuel. En effet, dans ce texte, Malaise dans la civilisation, que le premier écrit l’année même où le second réalise son film, Freud s’occupe aussi de Rome et de ses ruines. Mais il le fait d’un point de vue opposé au sarcasme méprisant de Buñuel : il fut toujours amoureux de l’art romain et il considère alors les ruines romaines comme la meilleure métaphore de l’inconscient :

« Nous pourrions prendre pour exemple le développement de la Ville éternelle. Les historiens nous enseignent que la Rome la plus ancienne était la Roma quadrata, une colonie implantée sur le Palatin et entourée d’une clôture. Puis vint la phase du Septimontium, réunion des villages établis sur les diverses collines, ensuite la ville délimitée par la muraille servienne et, encore plus tard, après toutes les mutations de l’époque républicaine et des débuts de l’ère impériale, la ville que l’empereur Aurélien fit ceindre de la muraille qui porte son nom. Nous ne voulons pas suivre plus avant les transformations de la ville, et nous nous demandons ce qu’un visiteur, que nous imaginons doté des plus parfaites connaissances historiques et topographiques, pourrait bien reconnaître de ces stades anciens dans la Rome actuelle. Il verra le mur Aurélien presque intact, hors quelques brèches. À certains endroits, il pourra trouver quelques tronçons du mur servien mis au jour par des fouilles. S’il en sait assez – plus que l’archéologie actuelle -, peut-être pourra-t-il dessiner sur le plan de la ville le tracé complet de ce mur et les contours de la Roma Quadrata. Des bâtiments qui ont autrefois rempli ces cadres anciens, il ne trouvera rien ou alors de maigres restes, car ils n’existent plus. La meilleure connaissance de la Rome républicaine lui permettrait tout au plus de situer l’emplacement de temples et des bâtiments officiels de l’époque. Ce qui occupe aujourd’hui ces emplacements, ce sont des ruines, et non pas celles de ces édifices eux-mêmes, mais d’édifices rénovés, à des époques plus tardives, après incendies et destructions. A peine est-il encore besoin d’ajouter que tous ces vestiges de la Rome ancienne apparaissent disséminés dans l’enchevêtrement d’une grande ville des derniers siècles, depuis la Renaissance. Beaucoup de ce qui est ancien est encore certainement enfoui dans le sol de la ville ou sous ses bâtiments modernes. Voilà la manière dont se conserve le passé que nous rencontrons sur des sites historiques tels que Rome. » (40)

Les ressemblances entre ces deux textes de 1930 : tous deux traitent de Rome d’un point de vue historique et tous deux, face à elle, évoquent le regard du touriste. Mais si le point de vue touristique est convoqué de manière sarcastique dans le film de Buñuel, le touriste cité par Freud – auquel, d’ailleurs, se dernier s’identifie de façon évidente – est bien différent : l’un, aussi respectueux que cultivé et intéressé : doté de connaissances historiques et topographiques des plus complètes, loin de mépriser ce qu’il regarde, cherche en lui le passé lointain d’où il procède et aussi, dans cette mesure, les origines et les modulations de son désir.

En tout cas, tandis que Freud se reconnaît dans ce touriste qui trouve dans les ruines de Rome sa propre problématique, Buñuel en revanche le méprise. Son rejet est net, radical, total. En effet, lui, comme les autres surréalistes, ne voit rien d’autre dans la civilisation que le système de mascarades hypocrites qui servent à réprimer et à soumettre le désir de l’individu jusqu’à l’anéantissement total de sa liberté. C’est pourquoi, dans la mesure où il fait de la libération absolue du désir son étendard, il proclame son rejet de toute restriction, de toute répression.

En ce sens, L’Âge d’or, comme auparavant Un chien andalou, adopte le ton du manifeste : un manifeste surréaliste en faveur de la liberté absolue de l’individu ; ou, ce qui revient au même pour les surréalistes, en faveur de la négation de toute restriction, de toute limitation du désir.

Mais il convient de faire remarquer immédiatement que ce désir-là n’est évidemment pas celui dont parle Freud. La lecture précipitée de Freud faite par les surréalistes ne fait aucune différence entre la pulsion et le désir, et c’est pourquoi, en confondant l’un et l’autre, ils ignorent la subtile dialectique qui caractérise chez Freud les relations entre le désir et le refoulement. En effet, si le refoulement de la pulsion est la condition de la civilisation, ce n’est pas pour autant que le concept de refoulement doit être conçu comme antagonique du désir. Au contraire : le refoulement n’est pas l’opposé du désir mais sa condition, car c’est le refoulement de la pulsion qui détermine la configuration du désir tout autant que celle de l’inconscient – de cet inconscient qui trouve dans Rome, la Ville Eternelle, l’une de ses meilleures métaphores.

Par conséquent, d’un point de vue freudien, la revendication nucléaire du surréalisme : la libération absolue du désir – conçu, j’insiste, comme l’équivalent de la pulsion – l’élimination de tout facteur de refoulement, ne peut conduire qu’à l’anéantissement inévitable et définitif de la culture, du sujet et de son désir.

Tel est donc – bien que les surréalistes l’ignorent – le point de divergence essentiel qui sépare le surréalisme des présupposés théoriques de la psychanalyse. En effet, pour les surréalistes, tout ce qui pourrait s’opposer à l’irrationalité primaire de la pulsion, tout ce qui pourrait donc ressembler à l’ordre, à la restriction, au raisonnement ou à la structure, devra être considéré nécessairement comme du refoulement et, dans cette mesure, jeté au feu qui, selon eux, mettra fin à la culture.


Notas

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(31) Freud, Sigmund: 1927: El porvenir de una ilusión, dans Obras Completas, tomo VIII, Biblioteca Nueva, Madrid, 1974.

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(32) Op. cité, pp. 40-41.

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(33) ibid.

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(34) Rousseau, Jean-Jacques : 1762 : El contrato social, Madrid, 1936.

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(35) San Agustín: Confesiones, Bruguera, Barcelona, 1984.

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(36) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, dans Obras Completas, tomo VIII, Biblioteca Nueva, Madrid, 1974.

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(37) Freud, Sigmund: 1927: El porvenir de una ilusión, op. cit., p. 2962.

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(38) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, op. cit, p. 3045.

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(39) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, op. cit. p. 3025.

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(40) Freud, Sigmund: 1930: El malestar de la cultura, op. cit. p. 3020.

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