Introduction

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

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Buñuel est sans aucun doute le cinéaste surréaliste par excellence. Mais ce constat, indiscutable par ailleurs, a conduit une bonne partie de ceux qui l’ont étudié à une curieuse paralysie intellectuelle.

En effet, elle a fonctionné, dans la pratique, comme une sorte de renoncement à l’analyse : certains stéréotypes naïfs relatifs au surréalisme, qui concevaient ce mouvement artistique comme une proclamation absolue de la liberté artistique, ont conduit dans la pratique à bloquer tout effort de compréhension de la logique interne de ses textes. On comprend facilement pourquoi : la liberté absolue était conçue comme l’absence de toute restriction, et la logique en revanche, n’importe quelle logique, suppose toujours un système de restrictions. De sorte que, réclamer cette liberté absolue équivaudrait alors à renoncer à tout travail analytique.

La formulation était séduisante, et elle emporta une adhésion enthousiaste et unanime. Qui oserait mettre en question ce si bel idéal de liberté absolue ? Et pourtant, les motifs pour le faire ne manquaient pas. De fait, pour peu que nous prenions le temps d’analyser la question, nous constaterons qu’une telle liberté absolue- entendue comme la négation de toute logique- finit par coïncider, tout simplement, avec le hasard. Et, à son tour, le hasard n’est autre que le chaos : soit l’imprévisibilité absolue et, par conséquent, l’absence totale de sens.

De sorte que le texte qui réaliserait une telle liberté absolue serait illisible, et, de plus, terriblement ennuyeux. En effet, rien ne relierait entre eux ses éléments : ils se suivraient de façon aléatoire…rien n’orienterait – et rien ne stimulerait- la lecture. On remarquera que pas même le discours du fou ne ressemble à çà : même ce dernier, bien qu’il soit en grande partie morcelé, possède ses critères d’intégration qui sont précisément ceux qui l’organisent en tant que délire.

Ainsi, lorsqu’on parle, à propos d’un texte, de liberté absolue, on tombe nécessairement dans un mirage qui n’est autre que la fantaisie imaginaire d’un Je souverain qui pourrait tout se permettre. C’est -à -dire d’un Je qui pourrait se permettre la liberté de tout dire. Mais alors, tout dire ce serait, très exactement, ne rien dire.

Un sujet, un être humain, c’est tout autre chose : quelqu’un, précisément, assujetti à ses paroles et à ses actes, engagé par rapport au sens qu’ils génèrent. Il ne faut pas entendre par là la négation de la liberté, mais, bien au contraire, l’affirmation que la liberté c’est autre chose ; très précisément, que c’est la possibilité de choisir entre un éventail limité- et par conséquent significatif- de possibilités.

En effet, l’homme libre sait que, quand il agit librement, et qu’il choisit l’un de ces actes possibles, il s’engage vis-à-vis de ce dernier, il s’attache à son sens. C’est pourquoi, agir librement suppose, obligatoirement, que l’on renonce à l’idée imaginaire d’une liberté absolue : l’acte librement choisi oblige, attache, compromet. Et ce que nous disons de l’homme libre est aussi valable pour n’importe quel texte : l’artiste libre n’est pas celui qui dit n’importe quoi, mais celui qui sait que la première chose dite limite nécessairement ce qui peut être dit par la suite.

Revenons donc au point de départ.

Nous mettions en garde contre ce cliché qui identifie le surréalisme à cette idée ingénue d’une liberté absolue.

C’est pourquoi, tout texte artistique qui vaut la peine est celui qui peut être lu – et mérite de l’être : de sorte que, nécessairement, il est habité par une certaine cohérence. Il revient à l’analyse d’en rendre compte. Evidemment c’est aussi valable dans le cas du surréalisme en général et de Luis Buñuel en particulier.

C’est pourquoi, avant tout, ce livre se veut une invitation à s’écarter de ce cliché qui fait de Buñuel le cinéaste de la liberté par excellence. Un cliché qui, par ailleurs, est extrêmement choquant puisqu’il s’applique à un cinéaste qui a donné pour titre à l’un de ses derniers films les plus célèbres : Le fantôme de la liberté et qui, de plus, l’a commencé avec le plus anti-libertaire des cris : Vivent les chaînes !

Donc, redisons-le, un homme libre n’est pas celui qui n’a pas de chaînes, mais celui qui choisit les siennes. C’est pourquoi, dans ce qui suit, nous essaierons de montrer à quel prix Buñuel lui- même en a fait l’apprentissage. En effet, au début de son œuvre il n’en savait rien. Au contraire, il croyait, ingénument, qu’il était possible de se libérer de toute chaîne. C’est ce Buñuel-là qui fut surréaliste.

 

 

Mes remerciements à Amaya Ortiz de Zárate et Aitana González, qui m’ont aidé dans la correction du manuscrit, et à Annie Bussière-Cros pour l’excellente traduction française de cette édition.

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