Amour fou dans le jardin

Jesús González Requena
Amour fou dans le jardin.
La déesse qui habite le cinéma de Luis Buñuel
traduction: Annie Bussière-Cros
Edición original: Amor loco en el jardín.
La diosa que habita el cine de Buñuel
Abada Editores, Madrid, 2008
Cette edition: www.gonzalezrequena.com, 2018

 

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Observons la scène primitive

 

 

Voyons ce qu’il en est.

Nous avons constaté déjà comment, malgré tout, L’Âge d’or, dans la mesure où il s’organise au niveau narratif comme une histoire d’amour, mobilise malgré lui, en les inversant, les éléments du récit symbolique. Et, dans cette mesure même, tout s’oriente vers la scène sexuelle des amants.

La fête commence avec une nouvelle invocation :







Il pourrait s’agir d’une robe de mariée. De toutes façons, l’invocation se réalise.

Et cela se fait sous la forme d’une femme qui, nous y reviendrons, ne cesse de caresser le doigt qui était bandé auparavant.

Second mouvement : gifler la mère sous les yeux du père.

Et par conséquent, humilier le père, sous le regard excité de la femme.

Troisième mouvement : en tout cas, si tout converge vers la scène de la rencontre sexuelle, les éléments de sa scénographie doivent apparaître.

Et le fait est que les références à la scène prolifèrent, dans la mesure où l’espace s’organise une fois de plus comme un théâtre où quelque chose doit arriver. Ainsi, par exemple, le protagoniste, après avoir giflé la mère et avoir été expulsé de la fête, y revient subrepticement pour donner rendez-vous à la femme au lieu de la rencontre qu’il attend en se penchant derrière les coulisses, à moitié caché derrière ce qui ressemble à un rideau de scène.






Et rappelons que cette fête a lieu à Paris, la ville où se rendit le cinéaste après la mort du père. Et pourquoi Buñuel est-il allé à Paris si ce n’est pour regarder la scène primitive ?

Pour la regarder, sans aucun doute, mais aussi pour la refaire, en occupant cette fois-ci la place du protagoniste.


Jardin, jarre, statue

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Il donne rendez-vous à la femme dehors, dans le jardin. Quel meilleur endroit pour la rencontre des amants ? Un jardin raffiné qui prend la forme, pour le regard du spectateur, d’un labyrinthe où il serait facile de se perdre.

Et c’est là que se dirige la femme désirée, dans un plan où sa silhouette rime ostensiblement avec celle d’une jarre dressée, élevée comme elle sur un haut piédestal, et comme elle dotée de courbes sensuelles, enfermant en son sein, dirait-on, le secret du féminin.

Brillante métaphore de l’ambigüité de l’objet du désir féminin : une silhouette dressée qui, en même temps, contient un vide intérieur – une absence de forme en attente.

Mais ils ne sont pas seuls à sortir dans le jardin.

On dirait que tout le monde sort avec eux.

En tout cas, eux, ils sont attendus dans un certain lieu : le coin des amants : deux fauteuils encadrant une statue blanche qui prolonge la référence à la jarre dressée sur le piédestal. Mais face à l’équilibre de cette dernière, on est frappé par la maladresse des amants, par leur difficulté à marcher ensemble, à harmoniser leurs mouvements respectifs.

Là, en tout cas, cette figure féminine dressée, encore une fois sur un piédestal, semble inscrire l’appel du désir et, en même temps, contempler sa consumation. (70)


La scène et ses spectateurs

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Mais les références à la scène se poursuivent. On dirait que non seulement eux, mais tous les participants de la fête, y compris les parents de la protagoniste, sortent dans ce même jardin et s’assoient comme pour contempler le spectacle qui va suivre.

Quelle est la nature de ce spectacle devant lequel se placent tous ces spectateurs ? Pendant un certain temps, le film prolonge l’ambigüité, tandis que le montage en parallèle semble suggérer qu’ils se sont tous installés pour contempler l’étreinte des amants.

Et de fait, pendant ce temps, ces deux-là essaient péniblement de s’étreindre, mais avec une maladresse insolite : ils se cognent l’un contre l’autre, ils tombent au sol… C’est comme si leurs propres corps constituaient le principal obstacle à leur étreinte.




La fonction de la musique

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Quand le presque vieux chef d’orchestre monte sur scène on découvre finalement la nature du spectacle que les invités de la fête s’apprêtent à contempler : un concert va avoir lieu.

Mais, après tout, n’aura-t-il pas lieu dans le jardin même où se trouvent les amants ? Et sa musique, n’est-elle pas destinée à présider à leur étreinte et, dans cette mesure, à vaincre les difficultés qui s’y opposent et à favoriser le concert de leur corps – celui de ces corps qui ont tant de difficultés à s’étreindre.

Et n’est-ce pas là, après tout, l’une des premières tâches de la musique, cet art qui, comme on sait, s’organise sur le mode d’un discours et cependant manque de signifié, mais pas de sens, puisqu’il est destiné à articuler la chose la plus difficile à articuler : l’espace des émotions, c’est-à-dire, celui de la pulsion ?

Tel est, en tout cas, le problème des amoureux : accorder, harmoniser la pulsion, rendre possible leur étreinte.

Bien sûr, quoi de plus étrange que d’imaginer le spectacle d’un concert puisque celui-ci n’offre rien au regard. Rien, sauf que, après tout, ces spectateurs se sont installés là pour contempler la scène et écouter la musique qui l’accompagnera. – Et, s’il s’agit bien de cela, on connaît la place décisive de la musique dans cette scène. En effet, si le phallus représente l’objet du désir, les gémissements de la femme constituent, dans la scène en question, la manifestation de la jouissance.

De sorte que, dans ce Paris où se rend le cinéaste – celui-là même où il fut engendré – se trouvent tous les éléments de la scène primitive.

En premier lieu, évidemment, les parents :



Images d’angoisse et de désarroi

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Quelque chose – le concert, l’acte – va commencer. Et le film nous offre alors, sans aucun doute, des images extrêmement angoissantes:





Une rencontre sexuelle vécue comme une expérience intolérable : la violente voracité de l’étreinte introduit immédiatement un horizon de castration dans lequel la jouissance de la femme apparaît associée au pouvoir destructeur de sa dentition aiguisée.

Le chef d’orchestre lève sa baguette : le concert va commencer, le rideau va de lever.


Ainsi donc : non seulement la scène a été convoquée mais son auteur, le metteur en scène, est apparu, incarné dans la figure du chef d’orchestre. Il faut insister sur ce point, car c’est de cela dont les amants ont besoin : d’un chef d’orchestre qui orchestre, qui orchestrera, en accord avec la partition appropriée, la rencontre de leur corps – Et n’est-ce pas là, d’ailleurs, le rôle du prêtre dans la cérémonie du mariage ? De fait, tout indique qu’il faut une partition pour cela.

Le moment est venu où le protagoniste de l’opéra doit rentrer en scène – et nous ne forçons pas les termes du texte : c’est un opéra wagnérien, Tristan et Yseult, qui accompagne le commencement de la scène.

Un autre rêve du cinéaste décrit de façon minutieuse et détaillée la difficulté de ce moment :

« Un autre rêve du même type, fréquent chez les gens de théâtre et de cinéma : je dois impérativement jouer, sur scène, dans quelques minutes, un rôle dont je ne connais pas le premier mot. C’est un rêve qui peut être très long, très compliqué. Je m’inquiète et même je m’affole, le public s’impatiente et siffle, je vais trouver quelqu’un, le régisseur, le directeur de théâtre, je luis dis : mais c’est affreux, qu’est-ce que je peux faire ? Il me répond froidement que je dois me débrouiller, que le rideau se lève, qu’on ne peut plus attendre. Je suis dans une angoisse extrême. J’ai essayé de reconstituer quelques images de ce rêve dans Le charme discret de la bourgeoisie. » (71)

Il est bien évident, dans L’Âge d’or, que l’homme méconnaît totalement le rôle qu’il doit interpréter. Comme s’il ne savait rien de la partition qui a commencé à se faire entendre, comme si celle-ci, pour cette même raison, ne lui servait à rien pour orchestrer ses actes, c’est-à-dire, pour conduire sa pulsion.

Et de fait, quand la musique commence à résonner, au lieu de faciliter l’étreinte, elle interrompt violemment le baiser des amants. Et quand, un moment après, ils essaient de se remettre de la surprise et de s’embrasser, leurs têtes s’entrechoquent douloureusement.


Cette musique ne lui sert à rien :

« Je suis effrayé, horrifié même…c’est terrifiant… je suffoque d’angoisse… »


Le sexe obturé : l’acte amoureux impossible

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Voilà le problème, et il est en rapport avec la présence phantasmatique de certains spectateurs qui le contemplent : c’est ce que nous dit un autre rêve du cinéaste :

« En rêve, et je crois que mon cas est loin d’être rare, je n’ai jamais pu faire l’amour d’une manière réellement complète et satisfaisante. L’obstacle le plus fréquent est fait de regards. Par une fenêtre située en face de la pièce où je me trouvais avec une femme, des gens nous regardaient en souriant… » (72)

Et il est vrai que les invités, installés dans leurs fauteuils du jardin de L’Âge d’or, affichent un sourire de contentement. Tout semble indiquer- c’est ce que certifie le montage en parallèle qui revient sans arrêt sur eux, montrant ainsi les efforts inutiles des amants pour s’étreindre- qu’il est impossible d’échapper à leurs regards.

« Nous changions de chambre et même quelquefois de maison. Peine perdue. Les mêmes regards moqueurs et curieux nous suivaient. Quand je croyais enfin venu l’instant de la pénétration, je trouvais un sexe cousu, obturé. Parfois même, je ne voyais pas de sexe du tout, il était effacé, comme sur le corps nu d’une statue. »(73)

Et la statue se trouve là aussi, dans le jardin de L’Âge d’or, emblème dressé et fascinant d’un désir inaccessible.



Les pieds nus du père

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En somme, il est clair que notre personnage ne connaît pas un mot du rôle qu’il doit représenter.

C’est pourquoi, l’horizon de panique conduit sa passion à prendre des chemins déviants et pervers :


Evidemment, on évoquera, à propos de ce plan, la thématique du fétiche : qu’il y ait quelque chose au lieu de rien, que quelque chose fasse image là où, dans l’expérience du corps de l’autre, cesse toute image. Mais cette interprétation, bien que certaine, n’en est pas moins insuffisante. Car il faut remarquer autre chose : c’est que ce pied ne colle pas avec le visage de cette statue, car ne n’est pas un pied féminin mais masculin.

Incongruité remarquable qui, cependant, ne peut apparaître comme fortuite puisque, comme on sait, le cinéaste fit sculpter cette statue pour les besoins du film – J’étais très content de la statue réalisée spécialement pour le film. (74)

Tout porte donc à évoquer ici le souvenir de ces pieds nus du père mort qu’il fallut couvrir en découpant ces mêmes bottes que le cinéaste, à son tour, allait exhiber quelques jours plus tard.

« Une des domestiques m’aida à habiller mon père mort, à lui nouer sa cravate. Pour lui enfiler ses bottes, il fallut les couper sur le côté. » (75)

Finalement, ces bottes qu’il fallut découper allaient couvrir des pieds nus. C’est ainsi qu’au moment du passage à l’acte, le lieu vide du père symbolique émerge de façon inespérée.


” Surtout que personne ne le lui dise ”

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De la part du père, pas une parole, pas un récit : mais ce pied rendu érectile par la rigor mortis, que Buñuel dut couvrir en découpant une botte. Au lieu de sa parole, ce qui fait retour, c’est l’arôme de sa mort, la présence de son cadavre.

Absence de parole, disons-nous. Mais n’est-ce pas là le noyau du plus énigmatique des rêves associés au père ? Retour en arrière :

« Il m’arrive aussi ce qui arrive à tout le monde : je rêve de mon père. Il est assis à la table familiale, son visage est grave. Il mange lentement, très peu, et il parle à peine. Je sais qu’il est mort et je murmure à ma mère, ou à une de mes sœurs assise auprès de moi : ” Il faut surtout pas le lui dire. ” »

Le manque d’argent me harcèle pendant mon sommeil. Je n’ai plus rien, mon compte en banque est vide, comment vais-je faire pour payer l’hôtel ? C’est un des cauchemars qui m’a poursuivi avec la plus terrible obstination. Il me poursuit encore. (76)

Qu’on ne lui dise pas quoi ? Que son compte en banque est vide, c’est-à-dire, vierge.

Vierge ? Non pas en rouge : rien, aucun nom, aucune parole, aucun chiffre n’y a été inscrit. En somme, il n’y a pas eu pour lui de père symbolique : il est privé de tout guide pour affronter l’expérience du réel qui l’attend dans le corps de la femme.

Le père, en tant que père symbolique, n’a pas été là : il n’a pas exécuté sa tâche, il n’a pas introduit l’interdit : par conséquent, la scène sexuelle prend inévitablement la forme d’un impossible cauchemar incestueux.

Et tandis que le regard de l’homme s’abîme dans la contemplation de ce pied, face à lui émerge la demande de la femme vécue comme une menace :



Au-delà du désarroi, l’indignation et une expression du visage clairement menaçante.


Notas

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(69) Note de la traductrice : En Espagnol, jeu de mot sur Conchita : la concha désigne le sexe de la femme et Conchita est un prénom de femme.

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(70) Aranda, J. Francisco: 1970: Luis Buñuel. Biografía crítica, Lumen, Barcelona, 1975, p. 25: Dans L’äge d’or et dans El on voit un jardín qui rappelle celui que possédait la famille à Calanda, y compris les repliques sans intérêt à échelle réduite de sculptures antiques, caractéristiques de la société qui construisait des demeures pseudogothiques ou “modern style”.

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(71) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 106.

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(72) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 110-111.

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(73) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 111.

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(74) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 32.

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(75) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 87.

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(76) Buñuel, Luis: 1982: Mi último suspiro, p. 107.

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